De certains probl�mes
physiologiques, �tudi�s en travaillant � Madeleine
F�rat, �tait n�e chez Zola la pr�occupation
de l'h�r�dit�, au point de vue de ce qu'elle pouvait
apporter dans l'analyse des personnages d'un roman. Cette pr�occupation
ne fit que grandir, et, avec le concours de plusieurs autres circonstances,
l'amena � entreprendre ce qui sera la grande oeuvre de sa vie :
la s�rie des Rougon-Macquart.
Quelles �taient
ces autres circonstances? Outre le penchant naturel de cet esprit vers
les �tudes physiologiques et vers la m�thode exp�rimentale,
si je jette un regard en arri�re, je d�couvre en lui le r�ve
ancien d'une oeuvre g�n�rale. Tout jeune, au sortir du coll�ge,
avec des r�miniscences de Musset, il compose un po�me; ce
po�me achev�, il se met � en �crire deux autres,
qui sont comme les �panouissements du premier et forment avec lui
une trilogie. Plus tard, sans argent, vivant sans feu et sans pain dans
des mansardes, il con�oit le plan d'une oeuvre po�tique consid�rable,
qui devait embrasser successivement la cr�ation du monde, l'histoire
enti�re de l'humanit� et l'homme de l'avenir ! Ce plan, certes,
il ne le r�alise pas. Apr�s quelques notes prises dans Flourens
et Zimmermann, il se tourne vers la prose, �crit un volume de contes,
gagne sa vie dans le journalisme et lance plusieurs romans, mais sans abandonner
son r�ve de faire grand un jour.
D'autre part, Zola
n'�tait plus un d�butant. Bien qu'�g� seulement
de vingt-huit ans, il avait derri�re lui six volumes publi�s
: la p�riode des d�buts �tait donc finie. L'heure
venait de d�gager son originalit�, de donner sa vraie mesure.
Dans notre champ litt�raire, qui n'avance pas recule, et il faut
constamment se surpasser soi-m�me. Il crut donc qu'il se renouvellerait
et se d�velopperait plus s�rement, dans le cadre vaste d'une
s�rie d'oeuvres, rattach�es les unes aux autres par certains
liens, mais dont chacune serait la partie distincte d'un vaste ensemble.
Enfin, pour tout
dire, outre ce penchant inn� vers les �tudes scientifiques,
outre le r�ve ancien d'une oeuvre g�n�rale, outre l'instinct
d'une originalit� � d�gager et le d�sir de
d�limiter d'avance sa carri�re de romancier, d'en chasser
l'impr�vu, l'argent lui-m�me, la question d'argent, le poussa
� entreprendre les Rougon-Macquart. Toujours sur le qui-vive,
sorti de la mis�re, mais connaissant encore la g�ne, il s'�tait
dit depuis longtemps qu'une rente mensuelle de cinq cents francs, assur�e
par quelque �diteur, le mettrait � l'abri du souci et de
l'incertitude. Pour traiter sur ces bases, il fallait s'engager pour une
suite de romans.
R�solu donc
� tenter cette s�rie, vers laquelle tout le poussait et qui
arriverait apr�s un grand pr�c�dent, unique dans la
litt�rature contemporaine : la Com�die humaine de
Balzac, Zola se dit qu'il ne fallait rien remettre au hasard, ni tenter
� la l�g�re. L'id�e de la Com�die
humaine n'�tait venue � Balzac qu'apr�s coup,
et lorsqu'une partie de ses admirables romans �tait d�j�
�crite. Aussi, les diverses oeuvres n'ont entre elles d'autres attaches
que le titre g�n�ral et les noms de certains comparses d�j�
pr�sent�s dans les oeuvres pr�c�dentes, revenant,
servant � peupler les divers �pisodes. Zola, lui, se demanda
quelle aide pouvait lui apporter le lien d'une application des r�gles
de l'h�r�dit�, dans l'�tude des personnages
principaux. De l� � les prendre tous parmi les membres d'une
m�me famille, il n'y avait qu'un pas; et l'id�e �tait
trouv�e, sa s�rie raconterait � l'Histoire naturelle
et sociale d'une famille sous le second Empire; � Partant del�,
il se mit � l'oeuvre. Pendant huit mois, fin de 1868, commencement
de 1869, il travailla uniquement � ce plan, allant presque tous
les jours � la Biblioth�que imp�riale, plong�
dans les livres de physiologie et d'histoire naturelle, prenant des notes.
Le Trait� de l'h�r�dit� naturelle, du
docteur Lucas, lui servit surtout. Enfin, les notes prises, le plan g�n�ral
de la s�rie arr�t�, l'arbre g�n�alogique
de la famille dress�, -- ce m�me arbre g�n�alogique,
que, huit ans plus tard, il se d�cida � publier en t�te
d'Une page d'amour, et que la perspicacit� de la critique
courante prit pour une bonne farce invent�e apr�s coup, --
il r�digea un projet de trait� et porta le tout �
l'�diteur Lacroix.
Les Rougon-Macquart,
primitivement, dans sa pens�e, ne devaient comprendre que douze
romans. L'�diteur traita d'abord pour les quatre premiers. Le trait�
qui fut sign� �tait assez compliqu�.
Zola s'engageait
� fournir deux romans par an, et, chaque mois, il touchait cinq
cents francs chez M. Lacroix, -- total six mille francs. Mais ces six mille
francs ne repr�sentaient nullement le prix des deux romans; ils
n'�taient qu'une avance faite � l'auteur par l'�diteur.
Ce dernier devait rentrer dans son argent, en pr�levant cette avance
sur les sommes que rapportait la publication des oeuvres dans les journaux.
Quant aux droits d'auteur, lorsque les romans paraissaient ensuite en librairie,
ils �taient fix�s � huit sous par volume. Donc, apr�s
chaque roman, on �tablissait un compte ; M. Lacroix se remboursait
de ses trois mille francs sur l'argent rapport� par le feuilleton,
et, si cet argent ne suffisait pas, retenait l'appoint n�cessaire
sur les droits d'auteur de chaque volume; puis, naturellement, les trois
mille francs pay�s, Zola touchait le surplus, et sur le feuilleton,
et sur le volume.
Cet ing�nieux
trait� ne fut d'ailleurs jamais strictement ex�cut�.
Le romancier, en mai 1869, commen�a avec ardeur la Fortune des
Rougon, et fut bient�t en mesure d'en livrer les premiers chapitres
au journal le Si�cle. Mais de mauvaises volont�s se
produisirent, et la publication, apr�s beaucoup de difficult�s,
commen�a seulement en juin 1870. La guerre, arrivant sur ces entrefaites,
interrompit la publication, ce qui retarda l'apparition du volume jusqu'�
l'hiver 1871. Aussi le second volume de la s�rie, la Cur�e,
ne parut-il chez M. Lacroix qu'en octobre 1872, c'est-�-dire au
bout de trois ans. Donc, par suite de circonstances ind�pendantes
de la volont� de l'auteur, la clause des � deux volumes par
an � recevait un v�ritable croc-en-jambe.
Sous le rapport
de l'argent, ce fut une bien autre affaire. Il touchait cinq cents francs
chaque mois, ai-je dit. Seulement, d'apr�s les termes du trait�,
il signait un billet de cette somme � �ch�ance de
trois mois, et qui devait �tre renouvel� jusqu'� la
livraison r�guli�re des romans. Il se produisit alors deux
faits : d'abord, comme je l'ai expliqu�, les deux premiers romans
�prouv�rent des retards, l'�diteur ne fut donc pas
rembours� tout de suite ; d'autre part, se trouvant embarrass�,
ne pouvant payer les billets, il continua de demander � l'auteur
des renouvellements. Pour comble de confusion, les anciens billets n'�taient
pas toujours rendus au signataire, soit qu'ils restassent en circulation,
soit qu'ils fussent revenus entre les mains de M. Lacroix. Vers la fin,
Zola eut ainsi sur la place de Paris pour pr�s de trente mille francs
de billets, dont plusieurs, protest�s, s'�taient enfl�s
de pr�s de moiti�. On aurait pu m�me croire, lorsqu'arriva
la d�b�cle de M. Lacroix, que le romancier �tait un
homme de paille, signant des billets de complaisance; et, plusieurs fois,
il dut pr�senter son trait� pour expliquer sa situation.
Au lieu d'assurer et de tranquilliser sa vie, ce fameux trait� ne
fit donc que lui apporter beaucoup d'ennuis. Un jour m�me, un huissier
vint pour le saisir. Bref, il n� se d�barrassa de toute cette
affaire que beaucoup plus tard, vers 1875, en payant certaines sommes arri�r�es.
Les comptes furent, � cette �poque, d�finitivement
r�gl�s avec M. Lacroix, et � la satisfaction de chaque
partie.
Ce fut apr�s
la Cur�e, que Zola porta la s�rie chez un autre �diteur,
M. Georges Charpentier. Celui-ci acheta � M. Lacroix, moyennant
huit cents francs, le droit de r��diter les deux volumes
parus.
Avec M. Georges
Charpentier, le trait� fut �tabli sur des bases toutes nouvelles.
Il s'agissait toujours de deux romans par an; seulement, l'�diteur
les achetait ferme, elles payait � l'auteur trois mille francs pi�ce.
C'�tait le manuscrit qu'il achetait, manuscrit qu'il pouvait publier
dans les journaux, en volume, faire traduire, et cela pendant dix ans.
C'est dans ces conditions que parurent le Ventre de Paris, la Conqu�te
de Plassans et la Faute de l'abb� Mouret.
Le succ�s,
sans prendre encore les proportions qu'il a eues depuis, s'annon�ait
d�j� comme productif, au point de vue de l'affaire de librairie.
Mais le romancier, qui menait de front d'autres travaux, se mettait toujours
en retard dans ses engagements. Il en �tait arriv� �
redevoir deux ou trois volumes � M. Charpentier, et � avoir
ainsi touch� plusieurs milliers de francs d'avance. N'�tant
pas sans inqui�tude l�-dessus, un jour, il se rend �
la librairie, alors situ�e quai du Louvre, afin d'avoir une explication
avec son �diteur. Mais, d�s les premiers mots, ce dernier
l'interrompt, en disant : -- � Mon cher ami, je ne veux pas vous
voler. J'entends ne pr�lever sur vous que mes gains habituels...
On vient d'�tablir sur mon ordre le compte de vos droits d'auteur
� quarante centimes par volume, et d'apr�s ce compte, ce
n'est pas vous qui me devez de l'argent, c'est moi qui vous suis redevable
de dix mille et quelques francs... Voici votre trait� que je d�chire,
et vous n'avez qu'� passer � la caisse. �
Quel est l'�diteur
qui en ferait autant? Ce trait de scrupuleuse honn�tet� est
assez �loquent par lui-m�me. Un peu plus tard, M. Charpentier,
qui est un ami pour les �crivains plut�t qu'un �diteur
ordinaire, porta les droits d'auteur de Zola � cinquante centimes
par volume, afin que celui-ci ne fut [sic] pas plus mal trait�
que M. Edmond de Concourt. Le glorieux auteur de Madame Bovary,
Gustave Flaubert, lui, touchait soixante centimes.
Maintenant, ayant
expliqu� les diverses phases par lesquelles passa la s�rie
au point de vue financier. J'en ai fini avec les g�n�ralit�s
sur les Rougon-Macquart. Je n'ai plus qu'� �voquer
mes souvenirs sur chacun des neuf romans publi�s. Et, si je me sers
du mot �souvenirs, � c'est que l'�poque o� Zola
�crivait le premier volume des Rougon-Macquart, co�ncide
avec celle o� je fus conduit pour la premi�re fois chez lui,
et o� notre liaison commen�a. A partir de cet endroit de
mon r�cit, je ne suis plus un simple historiographe, mais un t�moin
oculaire.
Donc, vers le 15
septembre 1869, sur les huit heures du soir, mon compatriote et ami, le
po�te Antony Valabr�gue, et moi, nous avions pris l'imp�riale
de l'omnibus � Od�on-Batignolles-Clichy. � Arriv�
� Paris depuis quelques jours pour � faire � de la litt�rature,
mais bien jeune encore et n'apportant d'autre bagage que quelques vers
� la Baudelaire, j'allais �tre pr�sent� par
Valabr�gue � cet �mile Zola que je n'avais jamais
vu, mais dont j'avais entendu parler sur les bancs du coll�ge, d�s
ma troisi�me, lorsqu'il ne faisait encore lui-m�me que des
vers, -- � cet �mile Zola dont je savais les oeuvres par
coeur, et qui, quelques mois auparavant, m'avait caus� l'inesp�r�e,
la d�licieuse joie de voir pour la premi�re fois mon nom
� Paul Alexis � imprim� tout vif dans un article du
Gaulois, consacr� � mes pauvres � Vieilles
Plaies. �
A l'endroit de
l'avenue de Clichy appel� � la Fourche, � nous d�gringolons,
Valabr�gue et moi, de notre imp�riale. Quelques pas dans
la premi�re rue � gauche, et nous voici sonnant au 14 de
la rue de la Condamine. Le coeur me battait. Le premier mot de Zola fut
celui-ci : � Ah l voil� Alexis!... Je vous � attendais.
� D�s la premi�re poign�e de main, je sentis
que c'�tait fini, que je venais de donner toute mon affection, et
que je pouvais maintenant compter sur l'amiti� solide d'une sorte
de fr�re a�n�. Dans la salle � manger du petit
pavillon qu'il habitait alors au fond d'un jardin, dans l'�troite
salle � manger, -- si �troite que, ayant achet� plus
tard un piano, il dut faire creuser une niche dans le mur, afin de l'y
caser, -- je me revois, assis devant la table ronde, d'o� la m�re
et la femme du romancier venaient de retirer la nappe. Au bout d'une heure
de causerie, quand il m'eut longuement fait parler de moi, de mes projets,
de cette Provence, qu'apr�s onze ans d'�loignement il ch�rissait
encore et dont je lui apportais sans doute comme un parfum lointain, la
conversation tourna; et il m'entretint � son tour de lui, de son
travail, de son grand projet des Rougon-Macquart, du premier volume
alors sur le chantier. Puis, quand le th� e�t [sic]
�t� servi, �tant all� sur ma demande chercher
son manuscrit, il me lut les premi�res pages de la Fortune des
Rougon, toute cette description de � l'aire Saint-Mittre �
� Plassans, � ce Plassans que je reconnus, puisque j'arrivais
d'Aix en Provence. Inoubliable soir�e qui ouvrait un large champ
aux r�flexions du d�butant homme de lettres, du provincial
frais d�barqu� que j'�tais alors. Soir�e comme
j'en ai pass� depuis tant d'autres, pendant lesquelles j'ai vu pousser
de pr�s cette v�g�tation des Rougon-Macquart,
qui, alors, sortait � peine de terre.
Je reviens �
l'histoire de ce vaste ensemble de romans, et je vais les prendre un par
un, en �puisant mes souvenirs.
Dans la Fortune
des Rougon, parall�lement � la pr�occupation du
roman lui-m�me, Zola en a eu tout le temps une autre : celle d'asseoir
la s�rie enti�re, en racontant le point de d�part
de la famille, dont il montre les principaux membres. Il a d�j�
b�ti certains des personnages de ce premier volume, en vue du dernier,
du � roman scientifique, � de celui qui ne sera peut-�tre
fait que dans quinze � vingt ans, et o� il compte donner
comme une synth�se de toute l'oeuvre. Celui qui s'embarquait dans
un pareil travail venait d'avoir vingt-neuf ans, lorsqu'en mai 1869, il
attaqua l'�criture de ce premier volume.
Pour berceau �
la famille dont il allait raconter � l'histoire naturelle et sociale,
� l'auteur a invent� une ville : Plassans. Plassans, c'est
Aix en Provence arrang�. Les noms des villages, � travers
lesquels se prom�ne l'insurrection, sont aussi invent�s.
Cela provient de ce qu'� cette �poque, il n'avait ni les
loisirs ni l'argent n�cessaires pour aller revivre quelques jours
en Provence et y prendre des notes. En outre, quelques timidit�s
de romancier jeune, la crainte de passer pour avoir voulu faire certaines
personnalit�s sur les habitants d'une ville o� il avait conserv�
des relations, contribu�rent � le d�cider en faveur
de ce nom fictif de Plassans. Je suis s�r qu'aujourd'hui il nommerait
carr�ment Aix. Les d�tails sur l'insurrection en Provence
ont �t� pris par lui dans l'Histoire du coup d'�tat,
de M. T�not. Et, particularit�, assez curieuse, le roman
qui se passe au commencement du second Empire, a �t� interrompu,
dans le journal le Si�cle, par la guerre et par la chute
de cet Empire. Outre les angoisses patriotiques qu'il put �prouver
pendant le si�ge de Paris, Zola passa plusieurs mois dans une angoisse
litt�raire. Songez donc ! le Si�cle lui avait perdu
tout le dernier chapitre! D�membrement tout aussi douloureux, pour
un artiste, que celui de l'Alsace et de la Lorraine ! Deux provinces perdues
peuvent se reconqu�rir, tandis qu'un grand chapitre an�anti
ne sera jamais refait tel qu'il �tait. Rentr� � Paris,
le premier soin de Zola fut de courir � l'imprimerie du Si�cle.
Jugez de sa joie: son pauvre manuscrit, que depuis six mois on avait cherch�
en vain partout, lui, le retrouva tout de suite. Il �tait simplement
sur le bureau du correcteur, bien en �vidence.
La Cur�e,
celui des romans de la s�rie qui fut le plus rapidement men�,
a �t� �crite en quatre mois. Le premier chapitre,
le retour de la promenade au Bois, �tait m�me fait avant l'ach�vement
de la Fortune des Rougon, dont le comit� de r�daction
du Si�cle avait retard� longtemps la publication ;
ce qui avait d�cid� l'auteur � entreprendre un second
roman, avant d'avoir termin� le premier. La Cur�e, commenc�e
donc bien avant la guerre, n'a �t� termin�e que bien
apr�s, en 1872, � mesure qu'elle passait en feuilleton dans
la Cloche. Seulement, le feuilleton n'alla pas jusqu'au bout, ce
qui avait d�j� eu lieu. pour la publication de la Honte
(Madeleine F�rat). Cette fois, le procureur d�
la R�publique s'�mut de l'audace de l'oeuvre. Apr�s
la sc�ne du cabinet particulier, au caf� Riche, l'auteur
fut officieusement averti de passer au parquet. Re�u par un substitut
tr�s poli, mais absolument bouch� aux questions d'art, il
eut beau protester de la puret� de ses intentions, se d�fendre
comme un diable: le substitut lui � conseilla � de cesser la
publication. Et le romancier pr�f�ra sacrifier le feuilleton,
pour sauver le livre. Il est � remarquer que, si l'Empire avait
dur� deux ou trois ans de plus, la Cur�e paraissant
sous l'Empire, e�t tr�s probablement �t� poursuivie.
Alors, qu'arrivait-il? Le succ�s qui devait enfin �clater,
�norme, cinq ou six ans plus tard, avec l'Assommoir, se serait
peut-�tre produit plus t�t. Chacun, en ce temps-l�,
n'aurait parl� que de la Cur�e, tandis que ce livre,
comme le pr�c�dent, au milieu des pr�occupations politiques,
passa presque inaper�u, n'obtint que deux ou trois articles, et
fut modestement vendu tout d'abord � deux �ditions.
Pour �crire
l'ouvrage, Zola eut � surmonter un ordre de difficult�s tout
nouveau, contre lequel il ne s'�tait pas encore heurt�. En
effet, la Cur�e se passe enti�rement dans le haut
monde de l'Empire, dans un milieu luxueux o� il n'avait jamais p�n�tr�.
Il lui fallut donc toute sa perspicacit� et sa divination pour arriver
� d�peindre sans erreur grossi�re ces r�gions
ignor�es. Il se donna beaucoup de mal. Rien qu'au sujet de la question
� voitures, � il dut aller interroger deux ou trois grands
carrossiers. Pour d�crire l'h�tel de Saccard, il se servit
surtout de l'h�tel de M. M�nier, � l'entr�e
du parc Monceau; mais, n'en connaissant pas alors le propri�taire,
il ne prit que l'ext�rieur. Plusieurs ann�es apr�s,
�tant all� aux soir�es de M. M�nier, il regretta
de n'avoir pas vu autrefois l'int�rieur, bien plus typique que ce
qu'il avait d� imaginer. La grande serre de Ren�e fut faite
sur la serre chaude du Jardin des plantes, que le romancier obtint l'autorisation
de visiter, et o� il nota, en une apr�s-midi, l'aspect des
plantes les plus curieuses. Ce qui lui demanda plus de temps et plus de
peine encore, ce furent les renseignements sur les d�molitions de
M. Haussmann et sur les grands travaux du nouveau Paris. A cette occasion,
il alla m�me voir M. Jules Ferry, avec qui un coreligionnaire politique
de ce dernier, le mit en rapport. Mais l'auteur des � Comptes
fantastiques d'Haussmann � ne put le renseigner en rien ; il
ne savait que ce qu'il avait donn� dans sa brochure. Apr�s
deux ou trois autres d�marches infructueuses, Zola commen�ait
� d�sesp�rer, lorsqu'il d�couvrit certains
m�moires d'entrepreneurs de l'�poque, qui lui fournirent
les renseignements indispensables.
Bien que le Ventre
de Paris soit une premi�re �tude sur le peuple, qu'il
connaissait � fond, pour l'avoir longtemps coudoy� en ses
ann�es de mis�re, la recherche des documents fut �galement
longue et p�nible. C'�tait une vieille id�e en lui,
d'�crire quelque chose sur les Halles. Que de fois, en 1872, lorsque
nous sortions du n� 5 de la rue Coq-H�ron, des bureaux de la
Cloche, o� je faisais � ses c�t�s mes
d�buts de journaliste, que de fois, je m'en souviens, il m'entra�na
dans les Halles! -- �Le beau livre � faire, avec ce gredin
de monument ! me r�p�tait-il. Et quel sujet vraiment moderne!...
Je r�ve une immense nature morte. � Nous fl�nions un
moment de ci, de l�, au milieu des pavillons presque d�serts
� cette heure de la journ�e. Une fois, en nous en allant,
arriv�s � un certain endroit de la rue Montmartre, il me
dit tout � coup : � Retournez-vous et regardez ! � C'�tait
extraordinaire : vues de cet endroit, les toitures des Halles avaient un
aspect saisissant. Dans le grandissement de la nuit tombante, on e�t
dit un entassement de palais babyloniens empil�s les uns sur les
autres. Il prit note de cet effet, qui se trouve d�crit quelque
part dans son livre. Et c'est ainsi qu'il se familiarisait avec la physionomie
pittoresque des Halles. Un crayon � la main, il venait les visiter
par tous les temps, par la pluie, le soleil, le brouillard, la neige, et
� toutes les heures, le matin, l'apr�s-midi, le soir, afin
de noter les diff�rents aspects. Puis, une fois, il y passa la nuit
enti�re, pour assister au grand arrivage de la nourriture de Paris,
au grouillement de toute cette population �trange. Il s'aboucha
m�me avec un gardien chef, qui le fit descendre dans les caves et
qui le promena sur les toitures �lanc�es des pavillons. Enfin,
quand il poss�da tout � fait ses ch�res Halles, qu'il
en connut les divers aspects, les dessus et les dessous, la face et le
profil, les larges avenues et les coins ignor�s, qu'il se fut m�me
livr� � une �tude approfondie des environs, des rues
adjacentes, de tout le quartier, ce ne fut pas fini : les v�ritables
difficult�s commenc�rent. Comment se faire expliquer l'organisation
int�rieure, toutes sortes de rouages administratifs, policiers et
autres, qu'il ne suffisait pas de voir fonctionner, qu'il fallait aussi
comprendre? A quels documents �crits recourir? Il fouilla d'abord,
en vain, la Biblioth�que. Rien n'existait sur les Halles modernes,
qu'un certain chapitre du livre de M. Maxime Du Camp : Paris, sa vie
et ses organes. Mais M. Maxime Du Camp ne donnait que des documents
incomplets. Rien sur la police int�rieure, ni sur les inspecteurs,
les forts de la Halle, les cri�es, etc. Rien ! Le romancier vit
qu'il ne lui restait d'autre ressource que d'aller � la pr�fecture
de police. L�, il fut re�u d'abord assez mal ; on le renvoyait
de bureau en bureau. Enfin, il eut la chance de tomber sur un employ�
intelligent et serviable, un ancien ami de l'auteur du Paris ignor�,
ayant jadis roul� un peu partout avec Delvau. Cet employ�
donna au romancier de pr�cieuses explications verbales, et lui laissa
prendre copie de tous les r�glements de police en vigueur sur la
mati�re.
Une des pr�occupations
constantes de l'auteur des Rougon-Macquart est celle-ci : �
II faut varier les oeuvres, les opposer fortement les unes aux autres.
� A chaque nouveau livre, de peur de tomber dans l'uniformit�,
il cherche � faire l'oppos� de ce qu'il a tent� dans
le pr�c�dent. Donc, apr�s le Ventre de Paris,
qui n'est qu'une vaste nature morte, rien d'�tonnant qu'il songe�t
� un roman d'analyse et de passion. Son �diteur, M. Charpentier,
�tait le premier � lui demander amicalement � quelque
chose de moins croustillant comme art. � II suivit ce conseil et
�crivit la Conqu�te de Plassans. L�, il eut
peu de notes � prendre. Presque tout le travail pr�paratoire
se borna � la composition d'un plan, comme toujours fort d�taill�.
Il y utilisa certains souvenirs anciens sur Aix, un curieux int�rieur
de famille qu'il avait connu jadis, certaines histoires scandaleuses, r�ellement
arriv�es, et qu'il arrangea pour les besoins du drame. Quant au
cas particulier de la folie de Mouret, tout le caract�re de cet
homme qui n'est d'abord pas fou, mais qui passe pour l'�tre, puis
qui, � force de passer pour l'�tre, finit par le devenir,
l'id�e en est tir�e d'un de ses anciens articles de l'�v�nement,
intitul�: Histoire d'un fou. Il ex�cuta le livre
en s'y donnant tout entier comme � l'ordinaire, mais sans grand
contentement artistique. Et, chose curieuse, le volume s'est constamment
vendu moins bien que les autres. M�me aujourd'hui, dans la grande
impulsion de vente que le formidable succ�s de l' Assommoir
et de Nana a communiqu�e � toute la s�rie,
la Conqu�te de Plassans est rest�e un peu en arri�re
; tandis que des livres o� rien ne semble devoir passionner le public;
tels que le Ventre de Paris, l'ont d�pass�e comme
vente. D'o� il r�sulterait qu'en art le succ�s est
toujours pour les notes extr�mes, et que la foule est une femme qu'il
ne faut pas courtiser, car elle ne demande qu'� �tre viol�e.
Avec la Faute
de l'abb� Mouret, notre romancier se permit de nouveau une belle
d�bauche d'art. L'oeuvre est divis�e en trois parties distinctes.
au milieu de deux parties o� la r�alit� est c�toy�e
de pr�s, �clate brusquement la fantaisie d'une sorte de po�me
en prose, imit� de la Gen�se. Et, � ce propos,
sans me permettre de condamner ni d'approuver, je constate que, jusqu'�
ce jour, dans chaque livre de l'auteur des Rougon-Macquart, on retrouve
quelque id�e m�lodique de ce genre, une sorte d'intention
extra litt�raire, qui n'est point dans telle page plut�t que
dans telle autre, mais qui ressort �videmment de l'ensemble de l'oeuvre.
Ainsi, toute la Fortune des Rougon a �t� faite pour
l'idylle de Miette et de Sylv�re, qui, au milieu d'un long drame
bourgeois, sanglant et b�te, �clate tout � coup comme
un chant de fl�te h�ro�que. Pour la Cur�e,--
je demande pardon de me citer moi-m�me, mais voici ce que je
constatais, il y a neuf ans, dans la Cloche du 24 octobre 1872 :
-- � L'or et la chair, comme le romancier l'a voulu, y chantent �
chaque page. Ces deux th�mes s'enroulent l'un � l'autre,
se soutiennent, se confondent, se quittent pour s'enlacer bient�t
plus �troitement encore, et cette phrase m�lodique dure tout
le long du livre, produisant une musique � part. � Le Ventre
de Paris, lui, est tout entier une prodigieuse nature morte. Une des
pages les plus aigu�s, est cette fameuse � Symphonie des fromages
� qui fit se boucher le nez � certain critique, bonhomme �
vue courte, qui ne s'aper�ut pas alors que le livre, d'un bout �
l'autre, est une symphonie : celle de la mangeaille, celle du ventre, de
la digestion d'une capitale. Dans la Conqu�te de Plassans,
oeuvre d'analyse pure, pas d'id�e m�lodique si l'on veut;
pourtant toujours une intention premi�re, inexprim�e en apparence,
mais courant au fond de chaque page, une sorte d'�me latente du livre;
cette fois, c'est l'id�e de l'�miettement continu d'une maison,
en proie � d'invisibles termites, qui la minent sans cesse, jusqu'�
l'effondrement final. En avan�ant davantage dans la s�rie,
ces intentions extra litt�raires existent toujours, et d'une fa�on
plus math�matique. Dans Une Page d'amour, cinq descriptions
de Paris, sous des aspects divers, reviennent comme un refrain de chanson.
La Faute de
l'abb� Mouret fut �crite en 1874, l'�t�,
dans la petite maison que Zola habitait alors rue Saint-Georges, aux Batignolles.
L'�t� �tait tr�s chaud, et le romancier, qui,
n'en ayant pas fini avec la g�ne, avait recul� devant le surcro�t
de d�penses d'une vill�giature, travaillait au milieu d'une
solitude absolue, ne sortant pas, ne recevant point de visites. Je me souviens
de deux ou trois lectures qu'il me fit du roman sur le chantier, �
la tomb�e du jour, dans l'�touffement du petit jardin, entour�
de grands murs, situ� derri�re la maison. Et ce livre fut
un de ceux qui lui donn�rent le plus de mal. Il avait d� amasser
une montagne de notes. Depuis de longs mois, sa table de travail n'�tait
encombr�e que de livres religieux. Toute la partie mystique de l'oeuvre,
le culte de Marie notamment, a �t� prise dans la lecture
des j�suites espagnols. Beaucoup d'emprunts, presque textuels, ont
�t� faits � l'Imitation de J�sus-Christ.
Les documents sur les ann�es de Grand S�minaire lui furent
communiqu�s verbalement par un pr�tre d�froqu�.
Enfin, plusieurs matins de suite, dans la petite �glise Sainte-Marie
des Batignolles, les rares d�votes qui entendent les premi�res
messes, ont d� �tre �difi�es par la pr�sence
d'un homme assis � l'�cart, son paroissien � la main,
suivant les moindres mouvements du pr�tre avec une attention si profonde,
qu'elle e�t pu passer pour du recueillement. Cet homme assistait
� plusieurs messes de suite; puis, de temps en temps, avec un bout
de crayon, il griffonnait � la h�te deux ou trois mots, dans
la marge de son livre. Eh bien ! le fid�le si attentif n'�tait
autre que l'auteur des Rougon-Macquart pr�parant la Faute
de l'abb� Mouret. Je me souviens de l'avoir accompagn�
ainsi � l'�glise, un matin, et d'avoir assist�, sans
y comprendre grand' chose, � une repr�sentation de ce drame
myst�rieux qu'on appelle � la messe. � Pour en p�n�trer
les moindres p�rip�ties, il dut recourir aux explications
de certains manuels sp�ciaux � l'usage du clerg�.
Le po�me en prose qui est la seconde partie du roman, le Paradou,
lui co�ta aussi des recherches consid�rables. Ce fut un long
et, par moments, douloureux effort. Les larges descriptions de plantes,
de fleurs, qui s'y trouvent, n'ont pas �t� prises seulement
dans les catalogues, comme on l'a dit ; le romancier a pouss� la
conscience jusqu'� aller dans las expositions horticoles, afin de
d�crire chaque plante sur la r�alit�. Il a �galement
mis l� son vieil amour idyllique de la nature, des souvenirs du
Midi, un retour aux tendresses de son adolescence pour la campagne. On
n'a pas oubli� les grandes promenades du coll�gien d'Aix,
avec ses deux ins�parables, C�zanne et Baille. Et voil�
que, seize ans plus tard, le souvenir de la propri�t� de
� Galice, � entre Aix et Roquefavour, donne au romancier l'id�e
du Paradou.
Pour Son Excellence
Eug�ne Rougon, la sixi�me oeuvre de la s�rie,
Zola eut � exercer de nouveau toute sa divination. Le monde officiel
du second Empire lui �tait encore plus inconnu que le monde financier
de la Cur�e. D�peindre la Cour imp�riale �
Compi�gne, quand on n'y a jamais mis les pieds, montrer un conseil
des ministres, mettre en sc�ne un chef de cabinet, faire parler
Napol�on III, tout cela �tait h�riss� de difficult�s.
Dix-huit mois de chronique parlementaire dans la Cloche, o�
il avait rendu compte des s�ances de l'Assembl�e nationale,
lui furent d'un grand secours. Pour Compi�gne en particulier, un
livre tr�s document�, intitul� : Souvenirs d'un
valet de chambre, lui donna � peu pr�s tout. Gustave
Flaubert, un des anciens invit�s des fameuses s�ries, lui
raconta aussi certains d�tails typiques, non seulement sur la r�sidence,
mais sur l'Empereur lui-m�me, sur son aspect physique, son genre
d'esprit, sa fa�on de parler, de marcher, etc. Pour le chapitre
o� est d�crit le bapt�me du Prince imp�rial,
le romancier dut chercher longtemps des documents. Le Moniteur de
l'�poque contenait quelques d�tails, mais pas tous. Par exemple,
pour les rues d�molies, pour les nouveaux ponts, comment ne pas
commettre d'anachronismes? Ainsi que dit Charles Baudelaire :
Le vieux Paris s'en va : les formes d'une ville
Changent plus ais�ment que le coeur des mortels.
Rien qu'� vingt
ans de distance, il est d�j� tr�s malais� de
reconstituer un horizon parisien avec quelque exactitude. Quant aux personnages
de Son Excellence Eug�ne Rougon, comme, plus tard, pour ceux
de Nana, on a pr�tendu en donner diverses clefs; mais, sauf
� l'�gard du duc de Marsy, dont l'auteur a r�ellement
voulu faire un duc de Morny, toutes les autres suppositions sont erron�es.
Ainsi, personne ne voudra croire que le nom d'Eug�ne Rougon n'a
pas �t� choisi expr�s, pour d�signer d'une
fa�on transparente M. Eug�ne Rouher. Il n'en est rien pourtant.
Voici l'exacte v�rit� : le nom d'Eug�ne Rougon �tait
adopt� d�s 1868, �poque o� fut fait le plan
de la s�rie. Quand le nom de Rougon fut choisi pour �tre accol�
� celui de Macquart, Zola ne pensait pas le moins du monde �
M. Rouher; il se d�cidait uniquement' pour � Rougon, �
parce que ce nom, tr�s commun en Provence, lieu originaire de la
famille, lui semblait euphonique, facile � retenir. D'un autre c�t�,
le premier Rougon, Pierre, ayant cinq enfants de son mariage avec F�licit�
Puech, et celui des cinq dont l'auteur s'est d�cid� plus
tard � faire un ministre, ayant re�u le pr�nom. d'Eug�ne
dans les premiers volumes de la s�rie, il a bien fallu lui conserver
ce pr�nom. Maintenant, cela �tant un fait accompli, quand
sept ans plus tard le romancier s'est mis � composer son personnage,
j'avoue qu'il a pris � la r�alit�, c'est-�-dire
� l'ancien ministre M. Rouher, deux ou trois choses, telles que
: l'attitude du vice-empereur � la tribune, sa fa�on de combattre
les arguments de l'opposition, sa manie de s'amuser � faire des
r�ussites. Mais, � part ces deux ou trois points, je crois
bien que le romancier s'est plut�t mis lui-m�me dans la peau
de son ministre : Eug�ne Rougon, ce chaste qui �chappe �
la femme et qui aime le pouvoir intellectuellement, moins pour les avantages
que le pouvoir procure que comme une manifestation de sa propre force,
Eug�ne Rougon, c'est pour moi �mile Zola ministre, c'est-�-dire
le r�ve de ce qu'il e�t �t�, s'il e�t appliqu�
son ambition � la politique.
Le succ�s
de, Son Excellence Eug�ne Rougon, pas plus que celui des
romans pr�c�dents, ne r�pondit aux esp�rances
de cet ambitieux de lettres. C'�tait pourtant le sixi�me
de la s�rie; et, six volumes, cela forme d�j� un tas!
Les premiers s'�taient vendus fout d'abord � deux �ditions;
le sixi�me se vendait peut-�tre � une �dition
ou deux de plus; en outre, l'apparition de chaque nouvelle oeuvre en faisait
filer quelques centaines des pr�c�dentes. Certes, M. Charpentier
ne perdait pas d'argent; la s�rie devenait en librairie une bonne
affaire. Seulement, pas de passion parmi le public; pas d'enlevage. Dans
les journaux, je ne dirai pas une conspiration de silence, mais de l'inattention,
une pente g�n�rale des esprits � s'occuper de toute
autre chose que de critique litt�raire, un d�sint�ressement
de l'art �touff� par le vacarme politique. De loin en loin,
pourtant, un aboiement forcen� de M. Barbey d'Aurevilly; ou bien,
dans le Si�cle, quelque �tude polie, mais �
vue courte de M. Charles Bigot, passant � c�t� de la
question. Tout cela �tait maigre de r�sultats, apr�s
six oeuvres repr�sentant plus de six ann�es de travaux excessifs,
une somme d'efforts consid�rables. �tre tourment� du
besoin d'arriver mar�chal de la litt�rature, songez donc!
et rester simple capitaine! Tel �tait l'�tat d'esprit de
l'auteur des Rougon-Macquart.
Et dire que ce
succ�s, qui ne venait pas, en France, -- qui commen�ait pourtant
� se dessiner � l'�tranger, en Russie, -- dire qu'il
suffisait peut-�tre d'un rien pour le d�terminer ! Le moindre
heureux hasard pouvait �tre l'�tincelle qui met le feu �
la poudre.
Quant au romancier,
loin de se d�courager des lenteurs du succ�s, il fit ce que
font les forts en pareil cas. L'�t� �tant venu, il
partit avec sa femme et sa m�re, pour passer trois mois �
Saint-Aubin ; l�, en face de l'Oc�an, il se mit �
chercher le plan de l'Assommoir.
J'�tais
all� le voir dans la petite maison qu'il avait lou�e. Un
apr�s-midi, assis tous les deux sur le sable de la plage, nous causions
en regardant les vagues. Il faisait un temps clair, et notre conversation
� b�tons rompus allait et venait, des splendeurs du spectacle
que nous avions devant nous, aux beaut�s, et aux difficult�s
aussi, du prochain livre qu'il voulait entreprendre. Ce livre, une grande
�tude sur le peuple des faubourgs parisiens, �tait une vieille
id�e longtemps caress�e, qu'il comptait enfin mettre �
ex�cution. Le peuple, il le connaissait bien! Tout enfant, pendant
un voyage � Paris, n'avait-il pas pass� quelques semaines
chez un parent qui �tait ouvrier, dans une de ces vastes maisons
enti�rement peupl�es de m�nages pauvres, comme il
voulait en d�crire une? Plus tard, pendant ses ann�es de
mis�re, n'avait-il pas longtemps v�cu aussi au milieu des
ouvriers, et rue de la P�pini�re, � Montrouge, et
rue Saint-Jacques, et boulevard du Montparnasse? Il se souvenait d'avoir
assist� � des choses �tonnantes de couleur et d'allures
: � une mort notamment, et � des f�tes, et �
de grands repas joyeux, et � des bombances! Eh bien! il tirerait
parti de tous ces souvenirs; son livre serait une monographie compl�te
de la vie du peuple. Il y aurait une noce et un enterrement typiques; tous
les �ges, toutes les vari�t�s du travailleur, le laborieux
et l'ivrogne, l'honn�te gar�on et le souteneur de filles.
Pour en montrer quelques-uns au travail, les outils en main, il avait pris
d�j� ses notes, �tait all� visiter avant son
d�part de Paris une forge, un atelier de cha�niste travaillant
l'or, un lavoir de blanchisseuses. Enfin, pour faire parler les ouvriers,
il s'�tait aussi livr� � une �tude pr�paratoire
de linguistique ; m�me en d�pouillant le � Dictionnaire
de la langue verte, � de Delvau, il avait d�couvert son titre
: l'Assommoir. Seulement, une chose qu'il n'avait pas encore, et
sur laquelle il restait tr�s perplexe, c'�tait le drame m�me
du livre, c'est-�-dire le fil qui relierait ces divers documents,
l'affabulation autour de laquelle il mettrait en oeuvre, ses notes et ses
souvenirs. En un mot, il ne � tenait pas encore son drame, �
et cette pens�e coupait court � son enthousiasme; son front
se rembrunissait soudain de l'expression soucieuse de l'homme qui cherche.
-- II me faudrait
quelque chose de tr�s simple! soupirait-il.
Devant nous, �
perte de vue, les vagues au soleil faisaient danser des �tincelles.
Le ciel, au-dessus de nos t�tes, se creusait tout bleu. Et, comme
aucune nu�e n'�paississait l'atmosph�re, l�-bas,
entre la mer et le ciel, la ligne d'horizon s'arrondissait en une immense
courbe, tr�s nette.
-- Tenez, me dit-il
tout � coup en me d�signant du doigt cette ligne d'horizon,
il me faudrait trouver quelque chose comme cela... Quelque chose de tout
� fait simple, une belle ligne allant tout droit... L'effet serait
peut-�tre aussi tr�s grand.
Et il ajouta qu'il
se contenterait probablement de la simple vie d'une femme du peuple : ayant
eu deux enfants d'un amant, se mariant plus tard avec un autre homme, gentille
d'abord avec lui, courageuse au travail, arrivant m�me � s'�tablir
blanchisseuse, puis, � la suite de son mari tomb� dans le
vin, roulant elle-m�me au d�sordre et � la mis�re.
Mais le noeud lui manquait, et il ne poussa le fameux : Eureka!
que lorsqu'il eut l'id�e de faire revenir Lantier dans le m�nage.
L'Assommoir �tait fait.
Telle fut la gestation
de ce septi�me roman de la s�rie, qui devait le d�dommager
de l'insucc�s relatif des six pr�c�dents. L'�criture
de l'Assommoir lui prit plus de temps que celle de ses autres oeuvres.
Ce ne fut qu'apr�s les deux premiers chapitres que lui vint l'heureuse
id�e d'employer, dans le cours du r�cit, non pas, comme on
le dit, l'argot sp�cial des voleurs et des filles, mais le langage
populaire que tout le monde comprend. Il avait par cons�quent d�pouill�
les dictionnaires d'argot, ne cherchant pas � s'y faire une langue
de toutes pi�ces, voulant simplement s'y rafra�chir la m�moire,
y choisir, de fa�on � n'en oublier aucun, les termes dont
des ouvriers avaient fait le plus fr�quemment usage devant lui.
O� l'auteur prend la parole, il adopta hardiment lui-m�me
cette langue des personnages du livre. Laisser-aller apparent de style,
qui n'est qu'un raffinement d'exactitude! Nouveau proc�d�
du roman moderne, o� l'�crivain s'efface le plus possible,
afin de ne pas s'interposer entre l'intensit� du drame et l'�motion
imm�diate du lecteur! Cette forme neuve, pittoresque, fut sans doute
une des causes de la prodigieuse fortune de l'Assommoir. Le romancier,
que la vogue n'avait pas g�t� jusqu'alors, ne se doutait gu�re,
en l'�crivant, que ce livre allait faire son trou dans la litt�rature
comme un boulet. Cependant, certains sympt�mes avant-coureurs se
produisirent, significatifs pour un oeil clairvoyant.
L'Assommoir
commen�a � para�tre en feuilleton dans le Bien public,
journal d�mocratique. D�j� critique dramatique de
cette feuille, Zola lui vendit dix mille francs le droit de publier l'Assommoir
en feuilleton. Si les bons d�mocrates s'�taient imagin�
leur critique dramatique capable d'�crire pour eux une oeuvre de
flagornerie populaci�re, susceptible de � gratter �
les faubourgs et de servir d'app�t � l'abonn� r�publicain,
ils ne tard�rent pas � reconna�tre leur erreur. Le
tirage n'augmenta pas sensiblement, tandis que les rares abonn�s
se f�chaient. Comme � chaque publication d'un roman de Zola
dans un journal, il pleuvait des lettres de lecteurs scandalis�s,
courrouc�s; cette fois, les reproches d'immoralit� �taient
couverts par un reproche autrement grave aux yeux du Bien public :
celui de calomnier le peuple, d'insulter l'ouvrier. Ce d�bordement
d'injures prit de telles proportions que le directeur du Bien public
se vit oblig� d'interrompre au milieu la publication d'un feuilleton,
que, d'ailleurs, je me h�te de le dire � sa louange, il eut
l'honn�tet� de payer en entier.
Sur ces entrefaites,
M. Catulle Mend�s, qui gouvernait alors une revue litt�raire,
la R�publique des lettres, vint demander � Zola de
lui laisser publier la partie du roman devant laquelle le r�publicanisme
du Bien public avait recul�. Ce fut un beau moment pour la
R�publique des lettres, qui ne regretta pas les mille francs
que son directeur avait offerts au romancier, et qui, pendant quelque temps,
fut une revue tr�s lue et tr�s discut�e. L'Assommoir
n'avait pas encore paru en librairie, qu'on s'�tait d�j�
beaucoup plus occup� de lui que de ses a�n�s. Un vent
de discussions passionn�es �tait dans l'air. Et je me souviens
que, d�s cette �poque, un de mes amis, M. Tony R�villon,
qui suivait le roman dans la R�publique des lettres, me fit
la pr�diction suivante :
-- Dites donc �
Zola qu'il peut �tre tranquille : son livre se vendra comme des petits
p�t�s... L'Assommoir sera un succ�s extraordinaire.
Zola lui-m�me,
port� � voir les choses en noir, esp�rait bien un
succ�s; mais ses esp�rances les plus audacieuses n'allaient
pas tr�s loin.
-- Je serais joliment
content, me disait-il, si celui-ci atteignait une dixi�me �dition.
Apr�s le
succ�s �norme, qui d�passa de beaucoup ses pr�visions,
avant de se mettre tout de suite � Nana, sorte de contre-partie
de l' Assommoir, il pensa, toujours pour ob�ir � la
n�cessit� de varier, qu'il serait d'une bonne tactique de
placer, entre deux oeuvres tr�s mont�es de ton, une note
de demi-teinte, plus douce et plus calme. Entre deux efforts, visant l'un
et l'autre � soulever un monde diff�rent, l'auteur des Rougon-Macquart
voulut se reposer par une analyse intime, fouillant un petit coin d'humanit�.
D'autre part, une de ses vieilles id�es �tait d'�tudier,
physiologiquement et psychologiquement, ce qui se passe dans un de ces
ph�nom�nes qu'on nomme un amour, une passion. � Faire
cela dans une �tude sobre, � deux ou trois personnages, d'analyse
pure, ce serait superbe ! � lui avais-je bien souvent entendu dire
: telle �tait la pens�e primitive; mais, l'heure de la mettre
� ex�cution arriv�e, une autre vieille id�e
le sollicita � son tour -- une id�e datant de l'�poque
o� il logeait rue Neuve-Saint-Etienne-du-Mont : -- faire de Paris,
vu d'une hauteur, une sorte d'�tre vivant, t�moin muet d'un
drame, toujours l�, et changeant d'aspect lui-m�me, suivant
les divers �tats d'�me des personnages. De cette id�e
de virtuosit�, jointe au projet de faire l'analyse exacte d'une
passion, est n�e Une page d'amour.
Ce fut encore dans
une vill�giature, � l'Estaque, petit village au bord de la
M�diterran�e, pr�s de Marseille, que ce livre fut
�crit en grande partie : �t� de 1877. Zola, cette
fois, n'avait pas eu de notes � prendre; sauf pour les descriptions
de Paris, qui le firent monter plusieurs fois au Trocad�ro. Il avait
aussi assist� � un bal d'enfants, pour pouvoir d�crire
celui qui est le cadre d'un des chapitres. Une chose � noter, c'est
la division g�om�trique du livre : cinq parties, subdivis�es
chacune en cinq chapitres. Et le dernier chapitre de chaque partie est
une grande description de Paris. � Une sym�trie de damier!
� disait-il en souriant. Patiemment, sans grand contentement artistique,
il remplit, une � une, ses vingt-cinq cases, ne retrouvant un petit
frisson qu'aux cinq chapitres o� il s'attaquait � Paris.
Certains gymnastes doivent avoir ainsi la nostalgie du casse-cou : il leur
faut un trap�ze sans filet, tr�s haut, pour pouvoir travailler
avec enthousiasme.
Avec Nana,
l'auteur des Rougon-Macquart se retrouvait dans son �l�ment
: en plein casse-cou! Camper debout la � fille � moderne, produit
de notre civilisation avanc�e, agent destructeur des hautes classes
; �crire une page de l'histoire �ternellement humaine de
la courtisane; montrer, dans une sorte de chapelle ardente, au fond d'un
tabernacle, le sexe de la femme, et, autour, un peuple d'hommes prostern�s,
ruin�s, vid�s ou ab�tis : tel �tait son sujet.
Sujet vaste, dont la difficult� s'aggravait pour lui de cette circonstance,
qu'il avait peu d'impressions personnelles sur la haute galanterie. En
ses ann�es de mis�re, Zola n'avait coudoy� que le
vice d'en bas, celui des cr�meries et des h�tels garnis. Plus
tard, ayant de l'argent � sa disposition, mais absorb� par
son id�e fixe de litt�rature, ne sortant jamais de chez lui
que pour des courses h�tives, rentrant moulu, souvent en rage contre
la b�tise universelle, et ne se retrouvant heureux que dans son int�rieur,
notre romancier ne s'�tait point aventur� dans le monde des
actrices pour rire et des � belles-petites. � L� encore,
comme pour la Cur�e, pour le Ventre de Paris et la
Faute de l'abb� Mouret, il eut besoin d'aller aux renseignements,
afin de voir certains coins de v�rit� et de deviner le reste.
Il connaissait bien les coulisses des th��tres, car il avait
d�j� fait jouer trois pi�ces. Depuis longtemps, ses
documents �taient pris sur le mouvement de la sc�ne, les
artistes, les figurants, les machinistes, les dessus et les dessous des
planches. Mais il n'�tait jamais all� dans les coulisses
des Vari�t�s, le th��tre qu'il avait choisi
comme terrain de son roman, et ce fut un de nos auteurs dramatiques les
plus parisiens, M. Ludovic Hal�vy, qui lui servit d'introducteur.
Ils y pass�rent ensemble toute une soir�e, pendant une repr�sentation
de Niniche.
Un homme du monde,
tr�s parisien aussi et tr�s initi�, dont Zola avait
fait la connaissance chez Flaubert, d�jeuna au caf� Anglais
avec lui, en t�te � t�te, dans un cabinet particulier
; et l�, apr�s le caf�, sur le champ de bataille m�me,
l'ancien viveur, fouillant dans ses souvenirs de haute cocotterie, se confessait
au romancier et lui racontait ce qu'il avait plus ou moins observ�
chez toutes : comment elles passent leur journ�e;-- comment elles
se laissent aimer; -- � table, leurs go�ts de perruche; --
leur tenue envers les domestiques, les cr�anciers, le monsieur qui
paye; -- la question de l'amant de coeur, etc., etc. Le romancier �coutait,
prenait des notes, posait de nouvelles questions. A quelques jours de l�,
il visita, boulevard Malesherbes, l'h�tel d'une de ces dames. Il
put tout voir, tout noter : la disposition du salon communiquant avec une
serre, la chambre, l'importance du cabinet de toilette, m�me les
�curies, tout cela pour d�crire en connaissance de cause
l'h�tel de Nana. Enfin, lui qui ne va nulle part, se fit aussi inviter
� un grand souper chez une demi-mondaine. Et, pendant les quelques
mois que dura ainsi la gestation de Nana, il ne nous recevait plus,
nous, ses amis, sans mettre la conversation sur les femmes, sans faire
appel � nos souvenirs. Un de nous lui donna tous les d�tails
sur la fameuse table d'h�te de la rue des Martyrs, o� les
clientes, en entrant, � baisent la patronne sur la bouche. �
Un autre lui raconta l'arriv�e, � cinq heures du matin, dans
un souper de filles, de plusieurs messieurs en habit noir, trop gais et
que personne ne conna�t. Un autre lui donna le d�tail des
bouteilles de champagne vid�es dans le piano. Et Zola �coutait
tout, notait tout, s'assimilait tout. La comparaison de l'abeille composant
son miel du suc de diverses fleurs, est bien vieille. Mais c'�taient
de v�ritables fleurs de vice que nous lui apportions, ou qu'il r�coltait
ainsi lui-m�me, � droite et � gauche: faisant d'ailleurs,
ensuite, un triage s�v�re, r�sistant souvent �
l'attirance de leur beaut� maladive, lorsqu'elles n'entraient pas
dans la logique de son sujet; en un mot, ne c�dant pas �
l'imagination, cette facult� dangereuse que Balzac appelle, avec
raison, � une cause d'irr�gularit� et d'�garement
dans la production des oeuvres d'art ! �
Tous ses mat�riaux
amass�s, puis tri�s, assimil�s, distribu�s
m�thodiquement dans un plan, -- besogne qu'il fit au milieu de la
paix des champs, dans son vaste cabinet de travail de M�dan, inaugur�
au printemps de 1879, -- Zola �crivit en tr�s grosses lettres,
au haut d'une page, Nana, -- titre dont la bri�vet�
et la simplicit� le ravissaient, -- et commen�a son premier
chapitre. Toute une moiti� de l'oeuvre fut compos�e dans
la plus profonde solitude, non sans un petit frisson int�rieur,
quelquefois, le matin, � la pens�e qu'il ne fallait pas faire,
cette fois, plus mal que l'Assommoir; en somme, en plein calme et
dans une parfaite sant� litt�raire. Chaque mois, il faisait
un chapitre, quarante � quarante-cinq pages, en une quinzaine de
jours de travail; les jours de feuilleton dramatique du Voltaire,
et son article de Russie �crit en une semaine, plus un court voyage
� Paris, occupant les quinze autres jours. De mois en mois, les
chapitres s'empilaient. Bient�t, pr�s de la moiti�
de l'oeuvre se trouva faite. Tout se passait donc � merveille, lorsqu'une
circonstance regrettable se produisit ; regrettable moins pour l'oeuvre,
qui heureusement n'en souffrit pas, que pour la sant� physique et
morale de l'auteur.
Voici. On �tait
alors fin septembre. Depuis cinq mois environ, un nouveau directeur �tait
entr� au Voltaire, avec l'id�e de lancer le journal
par la publication en feuilleton de Nana, tambourin�e partout.
D'un autre c�t�, dans sa p�riode de g�ne et d'obscurit�
relative, Zola pouvait sans aucun inconv�nient laisser le journal
commencer la publication de ses romans, avant que lui les e�t termin�s.
Une avance de quelques chapitres lui suffisait pour ne pas se laisser rejoindre;
et cela, sans rien sacrifier � la h�te, sans tomber dans la
fabrication. Donc, cette fois encore, n'�tant plus press�
par le besoin d'argent, mais �tant press� par l'impatient
directeur du journal, il crut devoir c�der. Le Voltaire annon�a
donc Nana pour le 15 octobre.
Mais Zola se rendit
compte de son imprudence, lorsqu'il �tait trop tard pour revenir
sur sa d�cision. Le Voltaire s'�tait livr�
� une v�ritable d�bauche de publicit�, multipliant
partout les affiches : dans les journaux, sur les murs, sur la poitrine
et au milieu du dos d'une l�gion de � sandwichs, � et
jusqu'� l'extr�mit� du tuyau en caoutchouc o�
l'on prend du feu, dans chaque bureau de tabac. � Lisez Nana!
Nana !! Nana !!! � Et le roman n'�tait �crit qu'�
moiti�. Au point o� il en �tait de son travail, l'auteur
n'avait encore aucune certitude. L'oeuvre pouvait, aussi bien venir dieu
que table ou cuvette. Et voil� que l'oeuvre �tait d�j�
livr�e en p�ture � la foule, d�vor�e,
discut�e, applaudie, outrageusement ni�e surtout ! Le premier
feuilleton �tait � peine paru, qu'une pol�mique s'ouvrait
dans les journaux et que des chroniqueurs, se posant en critiques s�rieux,
d�montraient d�j� par A plus B que le roman �tait
manqu�, absolument manqu�, et que ce serait un four. D�plorables
conditions de travail pour une nature nerveuse. Le romancier avait beau
ne pas bouger de M�dan, s'enfoncer de plus en plus dans son grand
effort. Chaque jour, c'�taient des journaux et des lettres qui venaient
l'exasp�rer, le faire douter de lui et de son oeuvre, qui le jetaient
dans de troublantes et douloureuses distractions. Se mettre � son
bureau devant une feuille blanche, et sentir braqu�s sur soi les
canons de la chronique et du reportage, cela est s�rement fort d�sagr�able.
Que de fois, pendant l'enfantement de ce neuvi�me roman de la s�rie,
ne dut-il pas se reporter avec m�lancolie au grand calme dans lequel
il travaillait, jadis, avant le succ�s! Aujourd'hui, il gagnait
beaucoup d'argent, son nom �tait dans toutes les bouches, mais des
angoisses nouvelles enfi�vraient sa production, et il ne se sentait
pas plus heureux.
D'ailleurs, le
r�sultat mat�riel fut magnifique. Nana, qui parut
le 15 f�vrier 1880, fut tir�e d'embl�e � cinquante
�ditions, c'est-�-dire � cinquante-cinq mille exemplaires!
fait inou� et, je crois, unique dans la librairie fran�aise.
Ces cinquante-cinq mille volumes �taient tous vendus d'avance aux
libraires de Paris, de la province et de l'�tranger, dont plusieurs
avaient fait leur commande depuis un an. La preuve, c'est que le jour m�me
de la mise en vente, M. Georges Charpentier envoya � son imprimeur
l'ordre de tirer dix autres �ditions. Aujourd'hui, la centi�me
�dition est de beaucoup d�pass�e.
L'Assommoir,
dont le succ�s mat�riel, moins instantan� que celui
de Nana, fut aussi formidable, suit de pr�s, arrive bon second,
� peine distanc� de quelques milliers d'exemplaires. Et les
sept autres romans de la s�rie, entra�n�s par l'action
de ces deux favoris, viennent � la suite, diversement �chelonn�s,
-- les plus os�s, ceux contenant le moins de concessions, en avant
! -- tous port�s par une impulsion g�n�rale irr�sistible.
Litt�rairement, les Rougon-Macquart sont encore tr�s
discut�s, et les intentions les plus nettement affirm�es
de l'auteur, m�connues, ni�es, travesties; mais, mat�riellement,
commercialement, c'est le succ�s: succ�s longtemps ind�cis,
obtenu par une accumulation d'efforts, aujourd'hui d�finitif.
Maintenant, un
dernier mot.
La s�rie
doit compter vingt romans. Ce chiffre n'est qu'approximatif. Il peut varier,
selon ce qu'il reste � Zola, de vie non seulement, mais aussi de
force et de courage. Que de fois, depuis quelque temps surtout, n'ai-je
pas entendu ce grand travailleur soupirer m�lancoliquement apr�s
la minute o� il �crira le mot � fin � au bas
de la derni�re page du � roman scientifique, � celui
qui doit contenir la synth�se de l'histoire naturelle et sociale
de toute la famille! � -- Et apr�s, que ferez-vous? -- Apr�s?
mon ami, apr�s? je ferai peut-�tre autre chose, quelque chose
de tout diff�rent... De l'histoire par exemple : oui! quelque chose
comme une Histoire g�n�rale de la Litt�rature fran�aise...
Ou des contes pour les petits enfants... Ou, peut-�tre, rien... Je
serai si vieux! je me reposerai. �
Des onze oeuvres
environ que doit encore �crire celui qui a d�j� soif
de repos, je ne saurais donner une liste exacte ni d�finitive. Je
ne puis que faire appel � ma m�moire et dire un mot des quelques
id�es favorites sur lesquelles il revient toujours dans ses conversations
: id�es de roman qu'il traitera � coup s�r, j'ignore
dans quel ordre, et il l'ignore lui-m�me.
L'auteur des Rougon-Macquart
fera un second roman sur le peuple. L'Assommoir d�crit les
moeurs de l'ouvrier; il reste � �tudier sa vie sociale et
politique. Les r�unions publiques, ce qu'on entend par la question
sociale, les aspirations et les utopies du prol�tariat y seront
analys�es.
Un � roman
militaire � racontera Sedan, la d�b�cle du second Empire.
Le romancier se propose, quand il en sera l�, d'aller visiter le
champ de bataille, et de se faire expliquer sur les lieux, par quelque
officier d'�tat-major, les principales op�rations de la campagne.
Il �tudiera la vie militaire, telle qu'elle est, au risque de passer
pour un mauvais patriote.
Ensuite, je citerai
une grande �tude sur les paysans. Depuis qu'il est propri�taire
� M�dan, il vit au milieu d'eux et les observe. Attach�
� la terre, sa grande ma�tresse, ne se livrant pas, sournois
et m�fiant, ne disant jamais ce qu'il pense, quelquefois ne pensant
m�me rien, le paysan est bien difficile � conna�tre.
Je ne crois pas que le romancier se mette � cette oeuvre avant d'avoir
accumul� patiemment beaucoup d'observations. Parmi les choses qu'il
a d�j� vues et not�es, se trouve cette sc�ne
fantastique : des cultivateurs, hommes, femmes et enfants, r�veill�s
au milieu del� nuit par une temp�te de gr�le, et courant
apr�s l'averse, sous un ciel noir comme de l'encre, avec des lanternes,
pour constater l'�tat de leurs r�coltes.
Une oeuvre dont
les documents lui donneront moins de peine � r�unir, c'est
le roman qu'il compte faire sur l'art. Ici, il n'aura qu'� se souvenir
de ce qu'il a vu dans notre milieu et �prouv� lui-m�me.
Son personnage principal est tout pr�t: c'est ce peintre, �pris
de beau moderne, qu'on entrevoit dans le Ventre de Paris; c'est
ce Claude Lantier dont il dit, dans l'arbre g�n�alogique
des Rougon-Macquart : � Claude Lantier, n� en 1842; -- m�lange,
fusion ; -- pr�pond�rance morale et physique de la m�re
(Gervaise, de l'Assommoir); h�r�dit� d'une
n�vrose se tournant en g�nie. Peintre. � Son projet
est de raconter dans ce roman ses ann�es de Provence, cette premi�re
jeunesse si curieuse, si particuli�re, dont j'ai essay� de
donner une id�e. Un voyage dans le Midi lui sera n�cessaire
pour � faire une Provence vraie. � Je sais qu'il compte �tudier,
dans Claude Lantier, la psychologie �pouvantable de l'impuissance
artistique. Autour de l'homme de g�nie central, sublime r�veur
paralys� dans la production par une f�lure, graviteront d'autres
artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, hommes de lettres, tout une
bande de jeunes ambitieux �galement venus pour conqu�rir
Paris : les uns ratant leur affaire, les autres r�ussissant plus
ou moins ; tous, des cas de la maladie de l'art, des vari�t�s
de la grande n�vrose actuelle. Naturellement, Zola, dans cette oeuvre,
se verra forc� de mettre � contribution ses amis, de recueillir
leurs, traits les plus typiques. Si je m'y trouve, pour ma part, et m�me
si je n'y suis point flatt�, je m'engage � ne pas lui faire
un proc�s.
Outre le roman
scientifique, le roman socialiste, le roman militaire, le roman sur les
paysans et le roman sur l'art, tous les cinq d'une grande importance, voici
deux autres projets qui tiennent tout particuli�rement au coeur
de Zola:, un roman sur les grands magasins comme le Louvre ou le
Bon March�, et un roman sur les chemins de fer.
L'attrait de ces
deux sujets consiste surtout dans leur modernisme, et je crois que l'auteur
des Rougon-Macquart leur accordera un tour de faveur. D'une part,
s'attaquer au nouveau commerce, raconter l'histoire d'un de ces immenses
�tablissements qui occupent tout un peuple d'employ�s, le
prendre � ses d�buts modestes, une petite boutique s'accroissant
de jour en jour, ruinant les maisons rivales, finissant par accaparer toute
la vie commerciale d'un grand quartier de Paris; et d�peindre en
m�me temps l'�tonnant milieu moderne, tout contemporain, produit
par l'agglom�ration d'employ�s des deux sexes fourmillant
dans un de ces prodigieux caravans�rails : quel th�me attirant
pour l'auteur du Ventre de Paris !
D'autre part, un
sujet bien inexplor� aussi, et qu'il traitera prochainement, en
s'y donnant tout entier, c'est le roman � sur les chemins de fer.
� A M�dan, en face de sa maison, au bas du jardin en pente
termin� par une haie, passe la ligne de Normandie. Cent trains par
jour montent ou descendent, donnant un petit �branlement aux vitraux
de la large baie de son cabinet de travail : trains express vertigineux
s'engouffrant sous le pont au-dessus duquel passe l'all�e de beaux
arbres qui conduit � la Seine ; trains omnibus que l'on entend venir
de plus loin, puis dont le bruit se prolonge dans la vall�e ; trains
de marchandises relativement si lents que l'on compterait presque les tours
de roue et qu'on a tout le temps de voir, �mergeant des wagons �
bestiaux, quelque mufle de boeuf en destination de la Villette, stupidement
lev� vers les nuages. Quand la nuit tombe, chaque locomotive appara�t
dans une rougeur, et la lanterne grenat du dernier wagon semble quelque
temps une �toile qui fuit. L'enfoncement dans le noir, de tout cet
inconnu qui passe devant vous; semble plus irr�m�diable.
Eh bien! � cette heure m�lancolique de la nuit tombante,
lorsqu'on ne voit plus assez pour �crire ou pour lire, c'est en
attendant les lampes, que Zola, accoud� sur le large balcon de son
cabinet, m'a souvent parl� de ce plan favori:
-- � Ce que
je vois d�j�, au milieu de vastes plaines, pel�es
et d�sertes comme des landes, dans une profonde solitude, c'est
une de ces toutes petites maisons de garde, sur le seuil de laquelle on
aper�oit parfois une femme qui tient le drapeau vert, au passage
des trains... Et l�, au bout du monde et � deux pas pourtant
de ce formidable va-et-vient de la voie, de ce perp�tuel fleuve
de vie qui coule et remonte sans s'arr�ter jamais, je r�ve
quelque drame bien simple, mais profond�ment humain, aboutissant
� une catastrophe �pouvantable, peut-�tre �
un choc de deux trains volontairement caus� pour assurer une vengeance
personnelle... �a ou autre chose ! vous savez que l'affabulation
d'une oeuvre ne me g�ne pas et m'importe peu... Mais, ce qui m'importe,
ce que je veux rendre vivant et palpable, c'est le perp�tuel transit
d'une grande ligne entre deux gares colossales, avec stations interm�diaires,
voie montante et voie descendante. Et je veux animer toute la population
sp�ciale des chemins de fer : employ�s, chefs de gare, hommes
d'�quipe, chefs de train, chauffeurs, m�caniciens, gardes
de la voie, employ�s du wagon des postes et t�l�graphes.
La t�l�graphie jouera un grand r�le dans mon oeuvre
; comme dans la r�alit�, on y entendra � chaque instant
le tintement de la sonnette �lectrique, signalant une d�p�che.
On fera de tout dans mes trains : on y mangera, on y dormira, on y aimera,
il y aura m�me une naissance en wagon ; enfin l'on y mourra... Et,
ce n'est pas tout : vous allez peut-�tre me traiter de vieux romantique,
mais je voudrais que mon oeuvre elle-m�me f�t comme le parcours
d'un train consid�rable, partant d'une t�te de ligne pour
arriver � d�barcad�re final, avec des ralentissements
et des arr�ts � chaque station, c'est-�-dire �
chaque chapitre. �
Donc, les Chemins
de fer, les Grands Magasins, l'Art, les Paysans, l'Arm�e, le Prol�tariat,
et, pour conclusion � toute la s�rie, la Science, tels sont
les sept grands sujets, d'une importance capitale, que Zola traitera �
coup s�r, et ajoutera aux neuf romans d�j� existants
: total seize. Si, comme il l'a fait d�j� avec une Une
Page d'amour, oeuvre moins en avant et moins ambitieuse, ex�cut�e
entre l'Assommoir et Nana par tactique, par d�lassement
aussi, il intercale entre les grands ouvrages dont je viens de parler,
des oeuvres soi-disant de repos ou de r�cr�ation, sortant
de sa mani�re ordinaire afin d'apporter de la vari�t�,
le chiffre de vingt volumes que j'ai annonc� sera atteint.
Enfin, il me reste
� parler du roman qui va para�tre.
Zola comptait,
apr�s Nana, ex�cuter une oeuvre de sympathie et d'honn�tet�,
ayant pour th�me principal: � la douleur � et, pour
personnage central, Pauline Quenu. Vers la fin de l'hiver dernier, en mars
et avril 1881, il se mit au plan de cette oeuvre. Mais il ne parvint pas
� se satisfaire. Le drame qu'il entrevoyait, � trois personnages,
et qu'il voulait tr�s simple, tr�s poignant, pr�sentait
certaines lacunes. D'un autre c�t�, il lui aurait fallu, dans
ce roman sur � la douleur, � recourir � des souvenirs
autobiographiques, qui eussent cruellement raviv� une perte r�cente.
Sur ces entrefaites, il �crivit pour le Figaro un article
intitul� � L'adult�re dans la bourgeoisie, �
qui contenait cette phrase : � Si, dans le peuple, le milieu et l'�ducation
jettent les filles � la prostitution, le milieu et l'�ducation,
dans la bourgeoisie, les jettent � l'adult�re. � Cette
id�e de l'adult�re, consid�r� comme plaie dominante
de la classe bourgeoise, le pr�occupait et l'amena un jour �
se demander s'il n'y avait pas l� mati�re � �crire,
sur cette classe, un pendant � l'Assommoir. Une brusque clart�
se fit dans son esprit. Il con�ut Pot-Bouille, et remit �
plus tard le roman au plan duquel il travaillait et dont le sujet venait
mal.
De m�me qu'il
avait pris, rue de la Goutte d'Or, une maison d'ouvriers, suant la mis�re
et le vice, il lui fallait maintenant, dans quelque beau quartier, choisir
une de ces modernes maisons aux dehors respectables ; ensuite, il lui fallait
l'�tudier du haut en bas, rendre les murs transparents comme s'ils
�taient de verre, arracher leurs secrets aux lambris dor�s,
voir tout ce qui se passe derri�re une de ces fa�ades de
luxe et d'hypocrisie. Et il trouva tout d'abord le titre : Pot-Bouille,
c'est-�-dire le pot-au-feu bourgeois, le train-train du foyer, la
cuisine de tous les jours, cuisine terriblement louche et menteuse sous
son apparente bonhomie. Aux bourgeois qui disent : � Nous sommes
l'honneur, la morale, la famille, � il voulait r�pondre :
� Ce n'est pas vrai, vous �tes le mensonge de tout cela, votre
pot-bouille est la marmite o� mijotent toutes les pourritures de
la famille et tous les rel�chements del� morale. �
Afin de mettre
cette id�e en oeuvre, il chercha dans ses propres souvenirs et dans
ce que lui racont�rent ses amis, les cinq ou six histoires arriv�es
dont il avait besoin, pour le plan touffu qu'il r�vait : une sorte
de page grouillante arrach�e de la vie. Puis, apr�s une promenade
� la rue de Choiseul, dans laquelle il pla�ait sa maison
bourgeoise, et une visite � l'�glise Saint-Roch, o�
plusieurs sc�nes devaient se passer, arm� de toutes pi�ces,
il partit pour la campagne et commen�a l'oeuvre. Le plan d'abord.
Il enchev�tra et r�partit en dix-huit chapitres les cinq ou
six histoires qu'il voulait mener parall�lement. La multiplicit�
des fils, le grand nombre des personnages � faire agir, la diversit�
exceptionnelle des faits, l'ont naturellement amen� � tenter,
pour cette oeuvre, l'essai d'une formule litt�raire qu'il cherche
depuis longtemps. Il veut se d�gager de plus en plus de la sc�ne
� panaches romantiques, mettre tout son effort dans la simplicit�
et la v�rit�. Et rien que des descriptions de cinq lignes,
le strict n�cessaire. Ainsi compris, le roman devient presque du
th��tre. L'�crivain s'efface de plus en plus, n'analyse
que par les faits : chaque chapitre est un acte nouveau, que les personnages
du livre jouent devant le lecteur.
Un dernier renseignement.
Le magasin Au Bonheur des Dames, dont il est question dans Pot-Bouille,
est l'embryon du Louvre ou du Bon-March� colossal, qui sera �tudi�,
dans le roman sur les Grands Magasins.
Je me suis promis
de ne donner que des faits tout le long de ce livre. Je conclurai ici par
un fait encore. D'apr�s la proportion du chiffre des �ditions
des diverses oeuvres, sur � cent � personnes qui ont lu Nana
et l' Assommoir, seulement � quinze � � �
vingt � ont d� lire les autres. Donc, sur cent personnes qui
tiennent l'auteur des Rougon-Macquart pour un romancier cherchant
les bas-fonds de parti-pris, ne parlant qu'argot et se complaisant dans
l'ordure, � quatre-vingts � pour le moins portent un jugement
sans valeur, inique et pr�cipit�. L'unique cons�quence
� tirer est celle-ci : l'oeuvre g�n�rale n'�tant
pas achev�e, pour la condamner ou pour l'admirer en connaissance
de cause, il faut attendre.
-- Chapitre 7
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