VII
L'AUTEUR DRAMATIQUE
L'idée de
faire du théâtre, chez Zola, remonte haut. Je l'ai déjà
montré sur les bancs du collège d'Aix, en 1856, écrivant
une pièce en trois actes, en vers : Enfoncé le pion!
Naturellement, l'oeuvre était enfantine et mauvaise. Le manuscrit
existe; je l'ai eu entre les mains. Les trois actes sont terminés
: c'est le plus bel éloge qu'on puisse en faire. Je crois me souvenir
que deux élèves, là-dedans, disputent au pion Pitot,
le coeur d'une femme. Je ne sais plus quel rôle burlesque joue le
principal, Pingouin. Le tout n'a rien de génial : un élève
de troisième ne peut pas écrire Tartufe.
Plus tard, à
Paris, au lycée Saint-Louis, l'auteur d'Enfoncé le pion!
fait le plan et arrête le scenario d'un grand drame en vers : Rollon
l'archer. Le plan commençait par cette ligne : « Ce drame
résume l'humanité. » Tout simplement! Cela eût
été un gros drame romantique, un pastiche d'Hugo. Mais on
ne les écrit jamais, ces pièces « qui résument
l'humanité. » L'humanité ne se laisse pas résumer
ainsi.
Sur les bancs du
même lycée Saint-Louis, notre auteur dramatique en herbe écrivit
un acte en vers : Perrette, essai de comédie tiré
de la fable la Laitière et le Pot au lait. Le fabuliste lui-même,
le bon La Fontaine, y était incarné dans une sorte de vieux
vagabond, porteur de besace et courant les chemins.
Immédiatement
après Perrette, toujours au lycée, fut écrit
un autre acte en vers : Il faut hurler avec les loups, dont le manuscrit
est perdu.
Plus tard, après
ces essais enfantins, l'idée de faire du théâtre ne
cesse de hanter Zola, avançant dans la vie. Employé chez
Hachette, en 1865, je l'ai montré écrivant la Laide,
un acte en prose, que l'Odéon lui refusa. Plus tard encore, il faut
mentionner deux pièces dont j'ai parlé: les Mystères
de Marseille, drame en cinq actes, en collaboration avec Marius Roux,
joué trois fois à Marseille, en octobre 1867; et la Madeleine,
drame en trois actes, refusé tour à tour par le Gymnase et
le Vaudeville, inédit.
De tout ce passé
obscur d'auteur dramatique, encore balbutiant et injoué -- excepté
à Marseille, -- l'arrivé aux trois trois tentatives sérieuses
constituant jusqu'à ce jour, le « théâtre d'Émile
Zola. » La première de ces tentatives est Thérèse
Raquin, drame en quatre actes, joué le 11 juillet 1873, au théâtre
de la Renaissance.
On avait plusieurs
fois défié l'auteur de Thérèse Raquin
de transporter au théâtre le drame violent du livre. «
La pièce n'irait pas jusqu'au bout! » lui prédisaient
certains confrères. Et le public, dégoûté, enverrait
les petits bancs sur la scène. « II faudra voir ça!
» s'était dit naturellement le romancier conspué. Et,
à partir de ce jour, il fut mordu du désir de bâtir
la pièce. Pendant le siège, se trouvant à Marseille,
il fit un premier plan, sans arriver à se satisfaire. Le véritable
plan ne fut trouvé que l'année suivante, et fut inspiré
à l'auteur par l'idée de conserver dans son drame l'unité
de lieu. Après la Commune, de retour à Paris, il se mit à
l'oeuvre. Exécutée assez vite, la pièce était
primitivement en cinq actes.
A quel théâtre
fallait-il la présenter? Zola ne jouissait pas encore de cette retentissante
notoriété qui ouvre toutes les portes. Cinq ans auparavant,
à l'occasion de la Madeleine, il avait essuyé un refus
au Vaudeville et au Gymnase : faire antichambre dans les mêmes théâtres,
s'exposer à un nouveau refus, lui souriait peu. D'un autre côté,
si Thérèse Raquin pouvait être jugée
dangereuse par le directeur d'un théâtre de genre, la porter
au Théâtre-Français ou à l'Odéon était
une démarche absolument inutile, une perte de temps certaine. Alors,
avec ce tact d'homme pratique qu'il a toujours possédé, il
porta son drame à M. Hostein, directeur de la Renaissance.
Celui-ci était
le seul directeur qui pût recevoir, et monter tout de suite, une
oeuvre osée, exceptionnelle, contenant une tentative littéraire.
Cela pour une raison fort simple : ayant ouvert un théâtre
nouveau, la Renaissance, non pour jouer l'opérette, mais pour faire
concurrence à ses voisins, la Porte-Saint-Martin et le Gymnase,
en allant du genre de l'un à celui de l'autre, il n'avait pas eu
la main heureuse jusque-là, essuyait four sur four, près
de lâcher l'affaire et de mettre la clef sous la porte. Seuls, les
gens qui sentent tout perdu, consentent parfois à tenter quelque
chose; même si ce quelque chose est de la littérature.
Pourtant malgré
sa situation désespérée, le directeur de la Renaissance
hésitait. Il ne se décida que lorsqu'une grande artiste,
madame Marie Laurent, voulut bien prendre le rôle de « madame
Raquin, » en se contentant d'appointements proportionnés aux
recettes, c'est-à-dire problématiques. La saison était
très avancée. Il fallait que Marie Laurent eût bien
foi dans l'oeuvre et dans son rôle.
-- Ah! soupirait-elle,
que n'ai-je dix ans de moins!... Au lieu de faire madame Raquin, je ferais
Thérèse, et je voudrais passionner tout Paris.
Les répétitions
commencèrent. M. Hostein décida l'auteur à réduire
la pièce d'un acte. La coupure fut franche : on supprima la fin
du quatre et la première moitié du cinq. Les deux fragments
d'acte conservés, et soudés l'un à l'autre par quelques
répliques, devinrent le quatrième acte actuel.
Autre concession,
celle-ci pour faire plaisir à Marie Laurent. Primitivement, madame
Raquin, frappée de paralysie à l'acte de la nuit de noces,
ne recouvrait la parole que pour balbutier les mots qui terminent la pièce
: « Ils sont morts bien vite! » Voulant contenter l'artiste,
de plus en plus inconsolable de ne pas jouer Thérèse, --
interprétation qui eût donné à l'oeuvre sa véritable
portée, -- Zola consentit à faire précéder
son « Ils sont morts bien vite! » d'une petite tirade, selon
moi, malheureuse et déparant absolument l'effet, final.
Enfin, toujours
au courant des répétitions, -- tant il est vrai qu'un jeune
auteur, engagé dans la voie des concessions, ne peut plus s'arrêter,
et qu'il n'a rien à refuser au directeur hardi ni à l'actrice
de grand talent qui veulent bien s'occuper de son oeuvre, -- il arriva
ceci : Marie Laurent et M. Hostein, trouvant la pièce nue et noire,
demandèrent à Zola de la varier, en mettant sous les yeux
du spectateur le tableau de la noyade en pleine Seine, à Saint-Ouen.
Fait en deux jours, lu, acclamé, aussitôt mis en scène
et su en une semaine, pendant qu'on brossait un décor, le tableau
fut joué à la répétition générale,
qui n'eut lieu que devant la censure et quelques amis. Il y avait, dans
ce tableau, un changement à vue: d'abord, la berge, avec un restaurant,
que je vois encore, plein de canotiers ; puis, brusquement, la solitude
de la pleine Seine, rien qu'une barque au milieu, où Laurent ramait
entre Camille et Thérèse. Ce double décor était
même très réussi. Eh bien! après la répétition
générale, -- fait sans précédents de modestie
directoriale, tout à l'honneur de M. Hostein, -- le directeur de
la Renaissance prit à part l'auteur et reconnut lui-même qu'il
était plus littéraire de supprimer ce tableau, que celui-ci
n'avait ajouté qu'à contre coeur. Quant au joli décor,
il ne fut pas utilisé.
Le lendemain, 11
juillet 1873, eut lieu la première. Une belle salle, pour la saison.
La presse au grand complet, naturellement. L'impression de ces quatre actes,
se passant dans la même chambre triste; fut très forte, très
poignante. Certes, il n'y avait pas là un grand régal pour
le public boulevardier des premières. Plus d'un gommeux, dans les
couloirs, crut bon genre de trouver cela crevant. Plus d'une cocodette
poussa de petits cris pudibonds. Mais, la part faite à ces dissidences
inévitables, la salle entière resta saisie et palpitante
devant ce drame si peu compliqué, mais si puissant, qui vous serrait
le coeur comme une catastrophe personnelle.
-- Moi, je suis
malade! Ce Zola me rend positivement malade! disait ce soir-là dans
les couloirs M. Sarcey, lui qui, au théâtre, veut s'amuser.
Une partie du public
était donc très malade, si malade même qu'au commencement
de la nuit de noces, on tenta quelques protestations, afin de réagir
et d'échapper au cauchemar. Au moment où Thérèse
ôte sa robe de mariée, la salle risqua quelques «hem!
hem ! » comme pour se persuader qu'il allait se passer des choses
très risquées, ce qu'elle désirait sans doute. On
feignit même de ne pas comprendre l'intention, banale à dessein,
de quelques phrases sur la pluie et le beau temps, que Laurent et Thérèse
échangent, une fois seuls, dans la chambre nuptiale. Mais plus fort
que ces mauvais vouloirs et ces hypocrisies, le drame emporta bientôt
tout, étreignant les coeurs et bouleversant les âmes. Je crois
pouvoir constater, en témoin impartial, que la pièce, à
deux doigts de sa chute, au commencement du troisième acte, se redressa
tout à coup par un tour de reins, lors de cette minute critique,
à partir de laquelle le succès définitivement obtenu
ne fit que grandir.
Le succès
de Thérèse Raquin fut sans lendemain. La critique
se montra très dure pour le nouvel auteur; on subissait les chaleurs
caniculaires de juillet: la pièce ne fit pas d'argent. Au bout de
neuf représentations, non seulement Thérèse Raquin
disparut de l'affiche, mais la Renaissance ferma ses portes -- pour ne
les rouvrir qu'à l'hiver, et avec un genre nouveau, l'opérette!
Un an et quelques
mois après Thérèse Raquin, le 3 novembre 1874,
les Héritiers Rabourdin, comédie en trois actes, furent
représentés au théâtre Cluny.
Cette fois, la
saison était propice. Mais notre auteur dramatique n'allait livrer
bataille qu'avec des troupes inférieures. Un théâtre
de troisième ordre ne pouvait lui fournir qu'un ensemble jeune,
inexpérimenté, plein d'ardeur sans doute, mais uniquement
composé d'artistes inconnus, sans autorité sur le public.
Naturellement,
si Zola se contenta de Cluny, c'est qu'il n'avait pu trouver mieux. Écrite
en visant le Palais-Royal, sa pièce avait d'abord été
présentée à ce théâtre et refusée.
Puis, les Héritiers Rabourdin, portés à M.
Montigny, furent sur le point d'être joués au Gymnase. Zola
fit une visite à M. Montigny, à Passy. Le vieux directeur,
sentant qu'il avait dans les mains une tentative peu ordinaire, très
perplexe et très combattu, demanda à réfléchir.
Il finit par rendre le manuscrit de cette oeuvre qui, en somme, était
peu faite pour le genre, ni pour la troupe du Gymnase. Ce n'est qu'après
ces deux tentatives inutiles, que l'auteur s'était résigné
à Cluny.
Là, le directeur,
M. Camille Weinschenk, c'est une justice à lui rendre, fit de son
mieux pour monter convenablement les Héritiers Rabourdin.
Il n'y eut pas de sa faute, si ce « mieux » ne fut pas suffisant.
A l'exception de mademoiselle Charlotte Reynard, alors une nouvelle venue
qui, dans son rôle de « Charlotte » se révéla
charmante de grâce et d'espièglerie, la pièce fut médiocrement
interprétée. M. Mercier, vieil acteur, doué d'un jeu
assez naturel, mais sentant un peu la province, ne se montra que convenable
dans le rôle de Rabourdin, dont il eût fallu composer une grande
figure. Ce qui fut tout à fait déplorable, ce fut l'incarnation
de l'octogénaire Chapuzot, dans le tout jeune M. Olona.
Le pauvre Olona,
que j'ai connu, garçon de bonne famille ayant fait ses classes,
bachelier, je crois, et poète, auteur dramatique lui-même,
non sans talent, -- mort depuis d'une maladie de langueur, -- faisait alors
partie de la troupe de Cluny, poussé sur les planches par une irrésistible
et malheureuse vocation. Amoureux de son art, mal servi par une nature
ingrate, mais enthousiaste et piocheur, voilà l'infortuné
chargé de créer un vieillard de quatre-vingts ans. Pendant
les six semaines de répétitions, chaque jour, il apportait
une nouvelle voix de vieux : voix de gorge, de nez, de ventre, il les essayait
toutes. Ça allait du polichinelle à l'auvergnat !
Certains jours,
pourtant, l'obstiné chercheur trouvait des intonations à
peu près possibles.
-- Parfait ! lui
disait-on. Tenez-vous-en à ce vieux-là.
Mais, à
la répétition suivante, mon Olona ne retrouvait plus le même
vieux. Parfois, pendant qu'on répétait les scènes
dont Chapuzot n'était pas, on entendait tout à coup de lointains
chevrotements nazillards sortant des dessous du théâtre :
c'était Olona cherchant une autre voix de vieux! Enfin, le jour
delà première, après avoir apporté une cinquantaine
de voix de vieux différentes, il en produisit une, pas encore entendue,
et plus mauvaise que toutes les autres.
Malgré l'interprétation,
la pièce alla jusqu'au bout, et sans être sifflée.
Un succès de première, en somme! mais un succès refroidi
par le comique sinistre du troisième acte, où la maladie
et la mort, intervenant au milieu d'une farce, composent une mixture dont
les spectateurs de Shakespeare et de Ben Jonson eussent goûté
l'amertume profondément philosophique, mais que la moyenne du public
du premier soir goûta peu et comprit moins encore. Quant à
la critique, elle se montra plus sévère que pour Thérèse
Raquin. En quatre lignes peu polies, le critique ordinaire du Figaro
exécuta l'oeuvre, selon lui repoussante, ennuyeuse et immorale.
Les plus bienveillants dirent à l'auteur « Thérèse
Raquin, au moins, avait certaines qualités: faites-nous une
autre Thérèse! » Les autres lui interdisaient
à jamais les planches comme à une brebis galeuse, comme à
un paria suspect et louche qui ne pourrait dorénavant que les encanailler.
Au demeurant, les Héritiers Rabourdin ne furent joués
que dix-sept fois. Deux ou trois soirs, le dimanche, la pièce fit
quelque argent: c'était le bon populaire du quartier, qui, lui,
paraissait comprendre et riait beaucoup. Mais, les autres soirs, la salle
resta presque vide : le grand public ne se dérange pour aller à
Cluny que si la critque l'y entraîne par un fort coup de trompette.
Et, dans la circonstance, la critique ne donna qu'un coup de sifflet.
Cependant, malgré
toutes ces ombres au tableau, Zola et ses amis ne conservent pas un mauvais
souvenir de la soirée des Héritiers Rabourdin. Moi,
chaque fois que ma pensée s'y reporte, je pense à Flaubert.
Était-il beau, le pauvre grand homme, aux premières de ses
amis! Il fallait le voir à son fauteuil d'orchestre, dépassant
le public de la tête et défendant la pièce avec passion,
toisant de haut les dissidents, leur criant sous le nez : «
Bravo! je trouvées superbe! » et applaudissant avec furie,
des mains ou, pour faire plus de bruit, avec la canne. Enthousiasme méritoire,
même touchant, de la part de l'auteur du Candidat. Lui, non
plus, en matière de théâtre, n'avait pas été
gâté par le succès. Le soir des Héritiers
Rabourdin, il devait même avoir sur le coeur une récente
désillusion, celle-ci tout intime. Peu de jours auparavant, chez
M. Georges Charpentier, il avait lu devant des amis le Sexe faible,
comédie inédite, qu'à l'exemple de Zola il était
alors décidé à donner à Cluny. Malgré
quelques parties très belles, la lecture avait peu porté.
Aux compliments embarrassés des amis qui se battaient les flancs
pour lui remonter le moral, Flaubert avait répondu par un mélancolique
: « Non ! j'ai compris... » Et il avait retiré la pièce,
qui ne fut jamais jouée. -- Je savais tout cela, quand, avant le
lever du rideau, mon voisin, me montrant à quelques fauteuils de
nous un spectateur grand et fort, superbe, m'apprit que c'était
l'auteur de Madame Bovary, que je n'avais jamais vu. Je ne le quittai
plus du regard, et je le vis applaudir à chaque instant, frénétiquement.
« Ah! le brave homme! » me disais-je en moi-même. Je
ne fis sa connaissance que deux ans plus tard, mais je me mis à
l'aimer tout de suite.
Me voici enfin
au fameux Bouton de Rose. Tout comme les pièces à
succès, les fours ont leur histoire. Voici celle du Bouton de
Rose.
Depuis que le Palais-Royal
lui avait refusé les Héritiers Rabourdin, Zola connaissait
M. Plunkett. Il arriva que ce directeur, en pleine crise d'insuccès,
cherchant partout des auteurs nouveaux et ne sachant plus à quelle
porte frapper, vint le trouver un jour et lui demanda une pièce.
Zola, qui songeait au contraire à écrire un drame, resta
très hésitant. La considération que la pièce
qu'on lui commandait était reçue à l'avance, l'emporta
enfin. Il se décida à composer une simple farce, plein de
cette idée large qu'il n'existe pas de genre inférieur, et
qu'un puissant producteur dramatique doit savoir tout exécuter.
A la fin de 1876, il livrait son travail à M. Plunkett. Quand celui-ci
en eut pris connaissance, il écrivit à l'auteur une lettre
hésitante, embarrassée, où il énumérait
toute sorte de raisons pour ne pas jouer le Bouton de Rose. L'auteur,
encore dans le feu de la composition, insista et obtint une lecture aux
artistes, une distribution, un commencement de répétitions.
Puis, l'été qui survint, et d'autres circonstances, suspendirent
tout. Il partit en villégiature pour l'Estaque, où je l'ai
montré écrivant une Page d'amour, ne pensant plus
du tout au Palais-Royal.
A l'Estaque, pourtant,
un soir où quelques amis se trouvaient chez lui, il nous lut sa
farce, au murmure de la Méditerranée, dont les vagues venaient
expirer sous les fenêtres. Tout lui parut, ce jour-là, insuffisant,
mauvais. Et il se promit bien de ne jamais la laisser représenter.
Revenu à
Paris avec cette impression, il se trouva dans une situation singulière.
A la suite du grand bruit de l'Assommoir, maintenant, les directeurs
du Palais-Royal voulaient absolument jouer une oeuvre que le romancier,
lui, entendait laisser dormir au fond d'un tiroir. Comique renversement
des rôles, n'est-ce pas? Comme l'auteur ne démordait pas de
sa nouvelle résolution, il fut même question, dans le trio
directorial, de lui envoyer du papier timbré.
A la fin, cependant,
il se laissa convaincre. Il écouta même les conseils de M.
Dormeuil, un des directeurs, qui, trouvant le deuxième acte un peu
vide, le décida à y introduire ce fameux punch des officiers,
qui, dans le deuxième acte primitif, se passait à la cantonnade,
et qui, le soir de la première, souleva une mémorable tempête
de sifflets, malgré la voix émue et charmante de mademoiselle
Lemercier soupirant les couplets du Petit Tonneau.
Il faut ajouter
d'ailleurs qu'au théâtre, après toutes ces hésitations,
on avait fini par se monter la tête. On croyait à un grand
succès. La toile tombée au milieu des huées, pendant
que Geoffroy essayait en vain de proclamer le nom de l'auteur, celui-ci,
derrière un portant, se retourna vers les directeurs consternés,
en leur disant : « Vous voyez, messieurs, que vous avez eu tort de
jouer ma pièce malgré moi ; votre premier jugement était
le bon. » Les trois directeurs, navrés, présentèrent
leurs excuses.
Une heure après,
dans une vaste salle de Véfour, à deux pas du théâtre,
Zola, entouré de tous ses amis invités, soupait. Présents
: Gustave Flaubert, Goncourt, M. et madame Alphonse Daudet, madame Charpentier
mère, M. et madame Georges Charpentier, M. et madame Eugène
Montrosier; Albert Déthez, Marins Roux ; les peintres Manet, Guillemet,
Beliard, Coste, etc.; toute la petite bande dite des Soirées
de Médan; enfin, nous étions trente. Et ce souper d'enterrement
n'eut rien de bien triste : le grand Flaubert était plus lyrique
que jamais, et Zola mangea d'un robuste appétit.
Depuis le 6 mai
1878, il n'a plus signé de pièce. Cependant, si je m'en tenais
là, l'esquisse de sa physionomie d'auteur dramatique serait incomplète.
Il faut bien dire un mot des drames tirés de l'Assommoir
et de Nana.
Après l'exceptionnel
succès de l'Assommoir, plusieurs propositions furent faites
au romancier par des praticiens dramatiques, désireux de tenter
une adaptation théâtrale. Le romancier se décida pour
MM. Busnach et Gastineau, parce qu'il fut entendu, dans le principe, que
lui, Zola, « ne s'occuperait de rien. » Pourtant, malgré
ses dénégations formelles et réitérées,
je crois pouvoir dire qu'il n'a pas été aussi étranger
qu'il l'affirme à la facture de la pièce. Il faut, évidemment,
prendre ces dénégations comme une simple attitude littéraire
qu'il entendait garder. Il ne voulait pas être de la pièce,
et il n'en était pas, même en en étant. D'ailleurs,
on reconnaît sa main en bien des parties. Qu'il ait plus ou moins
récrit les scènes, je n'ai pas à descendre dans ces
détails; mais, à coup sûr, il s'est occupé du
plan. Loin de moi pourtant la pensée, et même la simple apparence,
de vouloir diminuer en rien la part de collaboration et les mérites
très réels de M. William Busnach. Sans lui, le drame l'Assommoir
serait certainement différent de ce qu'il est ; une portion
du succès doit donc être mise à son avoir. Les innombrables
demandes de collaboration dont M. Busnach se trouve accablé, depuis
trois ans, sont la plus belle preuve de ce que j'avance.
Un mot encore,
et j'en aurai terminé avec Émile Zola auteur dramatique.
Après ses pièces de première jeunesse, après
ses trois oeuvres jouées et, toutes, sifflées ou étouffées
-- ne comptant que trente-trois représentations à elles trois,
-- après les adaptations théâtrales de ses romans,
auxquelles il prend plus ou moins part, il n'a nullement renoncé
à faire du théâtre tout seul, malgré le Bouton
de Rose, et à le faire en poursuivant la réalisation
de certaines idées.
Quelles idées?
-- Quiconque a suivi sa campagne de critique dramatique pendant quatre
ans, au Bien public et au Voltaire, les connaît. On
peut les résumer, je crois, en une phrase : Zola voudrait porter
au théâtre l'évolution qui s'est produite dans le roman
avec Stendhal, Balzac et Flaubert. Son rêve serait évidemment
de réaliser lui-même cette évolution, que, selon lui,
Alexandre Dumas fils, Émile Augier, Sardou, Meilhac et Halévy,
n'ont fait qu'ébaucher. Mais il se sent tellement enfoncé
dans le roman, les Rougon-Macquart à terminer sont une si
lourde besogne, qu'il recule toujours ses nouvelles tentatives, et qu'il
doit désespérer jusqu'à un certain point, aujourd'hui,
d'avoir jamais le temps.
Cependant, il reste
plein de projets. Certains jours, il se sent pris de la tristesse de n'avoir
pas fait et d'envies terribles de faire. Ces jours-là, il se met
à Renée, une sorte de Phèdre contemporaine.
Actuellement, sa situation est nette au théâtre. Lorsqu'il
donnera de nouveau une pièce signée de son nom seul, il faut
que ce soit une mémorable bataille : -- la première d'Hernani
pour le naturalisme!
-- Chapitre 8
-- Retour à
la Table
-- Retour à
la page Zola