V
LA LUTTE LITTÉRAIRE
Vivre de sa plume,
remplacer les deux cents francs de son emploi, qui lui tombaient régulièrement
chaque fin de mois : tel était tout d'abord le problème.
Le « livre, » il ne fallait pas y compter pour le moment; arrivant
même à une seconde édition, ce qui est joli pour un
débutant, un roman rapporte trop peu. Le « théâtre,
» plus productif, il n'osait même y songer, car les portes
lui en étaient fermées, des portes qui demandent longtemps
pour être enfoncées. Restait le « journal. » Donc,
dans quelle feuille parisienne devait-il essayer de se caser ?
Depuis quelques
années, à côté du grand journalisme politique,
reléguant la littérature au rez-de-chaussée, ou l'enclavant
à la troisième page, sous la rubrique « Variétés,
» entre les faits divers et les annonces, -- il en sortait de terre
un nouveau, dit « petit journalisme, » mais plus vivant, plus
moderne, approprié au besoin d'enquête de l'époque,
nourri surtout d'actualité, d'informations, de faits, reléguant
les théories politiques au second plan, accordant plus de place
à la littérature. M. de Villemessant, un des créateurs
de ce nouveau journalisme, à côté de son Figaro
hebdomadaire, venait de fonder l'Événement, journal
quotidien à deux sous.
Zola s'était
trouvé maintes fois en rapports d'affaires, chez Hachette, avec
M. Bourdin, gendre de M. de Villemessant. A la suite de diverses conversations
avec celui-ci sur les idées de son beau-père, il écrivit
à M. de Villemessant une lettre, où il lui proposait de faire
pour les livres ce qu'un rédacteur spécial faisait dans l'Événement
pour les théâtres : annoncer les publications nouvelles, comme
on annonçait les pièces, en donner d'avance l'analyse, récolter
des anecdotes sur leur composition, sur les auteurs, enfin reproduire des
extraits des bonnes feuilles communiquées d'avance par les éditeurs.
La réponse ne se fit pas attendre : elle donnait rendez-vous à
Zola pour le lendemain. M. de Villemessant, enchanté, le reçut
très bien, et, séance tenante, le prit comme rédacteur,
à l'essai: -- « Pendant un mois, tout ce que vous donnerez,
passera : l'Événement est à vous! A la fin
du mois, je saurai si vous avez quelque chose dans le ventre, et je déciderai
de votre sort. » La rubrique adoptée fut celle-ci : «
Livres d'aujourd'hui et de demain. » Voilà un véritable
rédacteur en chef! Et je recommande son exemple aux inintelligents
spéculateurs, qui, vingt ans après, veulent jouer les Villemessant,
à la tête des grands journaux républicains ou autres.
Sorti de chez Hachette
le 31 janvier, Émile Zola débuta donc à l'Événement,
dans le numéro du 2 février 1866. La moitié du mois
n'était pas écoulée, que M. de Villemessant lui avait
déjà adressé des félicitations. A la fin du
mois, Zola passe à la caisse, sans savoir encore à combien
l'on avait fixé ses appointements. Le caissier lui remet cinq cents
francs. Éblouissement du jeune journaliste ! Cinq cents francs,
songez donc! Jamais de sa vie encore, il n'avait touché à
la fois une pareille somme. Comme il est doux à recevoir, ce premier
argent que rapporte la littérature. On s'est donné quelquefois
un mal de chien pour le gagner, et il semble qu'on ne vous le devait pas
: c'est comme une alouette toute rôtie qui vous tomberait du ciel
!
M. de Villemessant
fut même si content des articles : « les Livres d'aujourd'hui
et de demain, » qu'il n'hésita pas à confier le
Salon à Zola. Celui-ci prit pour titre : « Mon Salon,
» et consacra son premier article à une étude des membres
du jury. L'émotion fut immédiate et extraordinaire parmi
les artistes. A chacun des articles suivants, le scandale ne fit qu'augmenter.
On se demandait quel. pouvait être cet Émile Zola, que personne
ne connaissait et qui piétinait toutes les idées artistiques
ayant cours, ne respectant rien des hommes ni des choses, jusque-là
réputés les plus respectables. La logique, l'accent de conviction
ardente avec lequel le nouveau critique d'art enfonçait la cognée,
exaspérèrent. Ce qu'on trouva exorbitant par-dessus tout
et intolérable, ce fut la défense acharnée de ce Manet,
dont le talent original encore incompris excitait la colère et la
risée, et que le critique mettait héroïquement au-dessus
des médiocrités gorgées de succès. Des forcenés
allèrent jusqu'à déchirer le journal en plein boulevard,
devant les kiosques. Le salonnier de l'Événement recevait
jusqu'à des trente lettres par jour, contenant quelques-unes des
encouragements, la plupart des injures; il faillit avoir un duel. Enfin,
M. de Villemessant, inquiet, coupa court à l'émeute, en priant
Zola de terminer brusquement Mon Salon en deux articles : ce qui
fut fait. Mon Salon parut en brochure chez Julien Lemer. La brochure
est aujourd'hui épuisée. Mais on retrouve, à la fin
de la nouvelle édition de Mes haines, ces quelques articles,
qu'il est bon de consulter, si l'on veut comprendre l'évolution
artistique des vingt dernières années.
Une autre tentative
de Zola à l' Événement, celle-là moins
brillante, fut un feuilleton : le Voeu d'une morte. Peu après
« Mon Salon, » désireux de tenter une expérience,
il proposa à M. de Villemessant de lui faire un roman, non pas un
roman réalisant toutes ses tendances artistiques, mais une oeuvre
spécialement écrite pour le journal, dans le but de plaire
aux abonnés, sans négliger les suspensions habiles de «
la suite au prochain numéro. » Il lui soumit même le
plan du roman, qui fut agréé. Mais l'expérience ne
fut pas heureuse : le Voeu d'une morte n'eut aucun succès.
Soit que le public n'aime qu'à être violenté, soit
qu'un véritable artiste se trouve paralysé en travaillant
sur commande, le roman dut être arrêté à la lin
de la première partie, et la seconde n'a jamais été
écrite. Le Voeu d'une morte parut pourtant en volume, chez
Achille Faure. Avec les Mystères de Marseille, autre roman
écrit l'année suivante dans des conditions analogues, c'est
ce que Zola a fait de moins bon, car ce sont les oeuvres où il a
le moins mis de lui-même.
Sous le titre «
Marbres et plâtres, » il entreprit enfin dans l'Événement
une série de portraits littéraires, qu'il signa « Simplice.
» Edmond About, Taine, Prévost Paradol, Jules Janin, Flaubert,
etc., etc., défilèrent tour à tour dans cette galerie.
Sur ces entrefaites, le journal fut supprimé, et remplacé
par le Figaro devenu politique et quotidien. Il y écrivit
quelques articles de fantaisie. Mais sa faveur auprès de M. de Villemessant
décroissait de jour en jour; et, au commencement de 1867, il cessa
toute collaboration.
Tel fut son passage
dans les feuilles de M. de Villemessant, fouilles ou le plus grand nombre
de ses contemporains ont débuté. On charge ordinairement
le Figaro des crimes de toute la presse, bien que sa besogne ne
soit pas pire que celle des autres journaux. Pour moi, je n'ai pas été
surpris de voir Zola, treize ans plus tard, rentrer dans le journal où
il avait fait ses premières armes. Un vivant de M. de Villemessant,
tout rapport avait cessé entre eux. En outre, le Figaro s'est
maintes fois livré à de féroces éreintements
du romancier. Mais je sais que ce dernier gardait quand même un bon
souvenir de M. de Villemessant : il avait de la reconnaissance pour l'homme
et de l'estime pour l'intelligence du maître journaliste.
Une belle année
d'ailleurs, pour Zola, que cette année 1866-67. De la jeunesse,
de l'enthousiasme, et les premières douceurs du succès! Toutes
les difficultés d'une vie jusque-là si difficile, subitement
aplanies ! De la liberté, plus de travail de bureau le tenant à
l'attache! Et, avec cela, de l'argent plus qu'il n'en avait jamais eu!
L'été venu, il put s'offrir une débauche de verdure,
aux bords de la Seine, à Bennecourt. Là, pendant quelques
semaines, les amis de Provence, Baille, Cézanne, Marius Roux, Valabrègue,
vinrent tour à tour ; et je vous laisse à deviner les parties
de canot, coupées de discussions artistiques qui faisaient soudain
s'envoler les martinets de la berge. A Paris, tout en restant beaucoup
chez lui et en noircissant déjà pas mal de papier, Zola avait
fait de nouvelles connaissances, surtout dans le monde des peintres. Avec
Cézanne, qui venait alors de rencontrer Guillemet, il fit le tour
des ateliers, surtout des ateliers de l'école dite « des Batignolles,
» qui fut le berceau des impressionnistes d'aujourd'hui. C'est ainsi
qu'il se lia avec Édouard Béliard, Pissaro, Monet, Degas,
Renoir, Fantin Latour, etc.
Jadis, quand il
était employé, Zola voyait quelquefois entrer dans son bureau
un petit homme aux extrémités fines, froid, très correct,
très raide, fort peu communicatif, qui lui demandait les livres
nouvellement parus, pour en rendre compte dans un journal de Lyon. Puis,
en attendant qu'on lui apportât les volumes, le petit homme aux façons
sèches mais aristocratiques, prenait une chaise et s'asseyait sans
rien dire. C'était Duranty. Si peu liant qu'il était, Duranty
devint plus tard un ami de Zola, quand celui-ci l'eût rencontré
de nouveau dans l'atelier de Guillemet. Entre ces deux hommes de lettres,
d'un talent et d'une nature si dissemblables, de solides liens ne tardèrent
pas à s'établir. Et, plus tard, affectionnant beaucoup moi-même
Duranty, il m'a été donné d'assister à la curieuse
action de ces tempéraments agissant l'un sur l'autre. Ces deux hommes
n'avaient d'autre point de contact qu'une mutuelle estime pour leur intelligence.
A chaque oeuvre nouvelle, j'ai vu Zola se poser avec curiosité cette
interrogation : « Qu'en pensera Duranty? » Celui-ci, qui n'était
pas expansif, ne disait guère son vrai sentiment; d'ailleurs, l'auteur
des Rougon-Macquart ajoutait en riant qu'il ne devait pas aimer
du tout sa littérature. Pourtant, presque à chaque oeuvre
de son ami, j'ai vu Duranty stupéfait du pas fait dans cette oeuvre,
comparée à la précédente. II n'aimait pas cela
davantage, certes, mais il était prodigieusement étonné
et reconnaissait à son confrère un « don surprenant
d'assimilation et de perfectibilité. » J'en induis que tous
deux peu à peu se rapprochaient : l'un allant de la couleur à
l'analyse et l'autre venant de ses premières sécheresses
à plus de souplesse et plus d'art dans la phrase, ce qui du reste,
à mon sens, le diminuait en lui enlevant de son entêtement.
Je me permettrai ici un souvenir personnel. Un jeudi soir de février
l880, la dernière fois qu'en sortant de chez Zola, je l'ai accompagné
jusqu'à sa porte, par une nuit de mars sans lune, Duranty me disait,
dans le noir de la rue Véron mal éclairée : «
Je vais, avant un an, me mettre à un roman... Je n'attends que de
m'être fait des certitudes qui me manquent; sur certains rapports
entre le physique des individus et leur moral... On verra que je n'ai pas
encore tout donné... » Puis, m'ayant serré la main,
il rentra. En m'éloignant, je cherchais à deviner ce que
serait ce roman; et, la curiosité piquée par ces «
certitudes » auxquelles il espérait arriver sur les rapports
du physique et du moral, je me promis de faire causer Duranty davantage,
quand je le reverrais. Hélas! je ne l'ai jamais revu. Quelques jours
plus tard, nous accompagnions ses restes de la maison Dubois au cimetière
de Cayenne.
Il me reste à
dire que ce fut par Duranty et Guillemet que Zola fit connaissance d'Édouard
Manet, lequel, à la suite du « Salon » de l'Événement,
devint aussi un des grands amis de son défenseur.
A l'époque
où le critique faisait cette campagne dans l'Événement,
il habitait, 10 , rue de Vaugirard, au sixième, un logement, dont
la terrasse donnait sur le jardin du Luxembourg; auparavant, il avait successivement
demeuré, 278, rue Saint-Jacques, encore à un sixième
avec terrasse, et 142, boulevard Montparnasse, au second, à côté
d'un tir dont les détonations l'empêchaient de travailler.
Comme il sortait de l'Événement, il quitta la rue
de Vaugirard, et traversa la Seine, pour venir se loger aux Batignolles,
avenue de Clichy, au coin de l'ancienne rue Moucey.
Là, commença
une autre période. Après la chance heureuse du premier début,
vinrent des heures difficiles, un recommencement de misère relative,
d'autant plus sensible, qu'une année d'aisance l'avait accoutumé
à mener plus largement la vie. Bien que n'ayant pas de situation
fixe dans un journal, il arriva toujours, en déployant, beaucoup
d'activité, et en acceptant même des besognes peu relevées
et peu rétribuées, à se faire avec sa plume une moyenne
de trois ou quatre cents francs par mois. Outre divers articles placés
ça et là, il écrivit à cette époque,
(1867), un « Salon » à la Situation, journal
qui appartenait au roi de Hanovre ; du reste, ses jugements artistiques
ayant terrifié la rédaction, ce « Salon » ne
fut pas achevé. Pour gagner immédiatement quelque argent,
il se livra alors, comme je l'ai dit plus haut, à une tentative
de roman-feuilleton écrit au jour le jour. Un certain M. Arnaud,
mort depuis, publiait un journal à Marseille: le Messager de
Provence. Sur des documents judiciaires fournis par celui-ci, Zola
bâcla pour ce journal un grand roman en trois parties, qui lui fut
payé deux sous la ligne, ce qui était superbe de la part
d'une feuille de province. Les Mystères de Marseille, réunis
en trois petites brochures, aujourd'hui introuvables, reparurent longtemps
après, dans le Corsaire de M. Édouard Portalis, sous
le titre : Un duel social. C'est de la fabrication pure : la phrase
s'y trouve tout aussi correcte que dans les autres oeuvres de l'écrivain,
mais il n'y a pas de fond. La justification de l'auteur, c'est qu'il lui
fallait gagner du pain. D'ailleurs, en ce temps-là, quand il passait
son après-midi à brosser son feuilleton des Mystères
de Marseille, il avait consacré sa matinée à écrire
trois ou quatre pages d'une oeuvre sérieuse : il travaillait à
Thérèse Raquin.
Voici comment il
eut l'idée première de ce roman. Le Figaro venait
de publier en feuilleton la Vénus de Gordes, de MM. Adolphe
Belot et Ernest Daudet, oeuvre dans laquelle les auteurs, après
avoir fait tuer un mari par l'amant de la femme, montraient les deux complices
découverts et passant en cour d'assises. Dans un article, une sorte
de nouvelle, qui parut au même Figaro, Zola imagina la donnée
autrement saisissante d'une femme et de son amant ayant également
assassiné le mari, mais dont le crime échappait à
la justice des hommes; et le drame commençait la, par le supplice
du remords entre les deux coupables, qui, se punissant l'un l'autre, passaient
le reste de leur vie à se déchirer. En écrivant l'article,
il s'était aperçu que le sujet, comportant une étude
puissante, méritait les développements d'un grand roman.
Et il s'était mis à l'oeuvre, tout en faisant à côté
des besognes inférieures pour vivre.
Commencée
en 1866, rue de Vaugirard, Thérèse Raquin fut achevée
en 1867, avenue de Clichy, et parut d'abord dans l'Artiste, revue
d'Arsène Houssaye. Ce dernier avait déjà inséré
une grande étude de Zola : Édouard Monet, qu'il paya
deux cent; francs. Thérèse Raquin, publiée
sous le titre «Une histoire d'amour, » fut payée six
cents francs. Le volume parut en octobre 1867, chez l'éditeur Lacroix
et eut un certain succès. M. Louis Ulbach, qui faisait alors au
Figaro « les lettres de Ferragus, » consacra une lettre
à l'éreintement de l'oeuvre. Il n'était pas
encore question, alors, de naturalisme. Mais Ferragus dénonça
à l'indignation des honnêtes gens ce qu'il appelait «
la littérature putride. » L'auteur obtint, de M. de Villemessant,
l'autorisation de répondre à Ferragus dans le Figaro.
Lancé par cette polémique, le livre se vendit bien, et, au
commencement de 1868, eut les honneurs d'une seconde édition; tandis
que le volume de début, les Contes à Ninon, très
bien accueillis par la critique, couverts d'éloges dans les moindres
feuilles de choux, ont mis dix ans à se vendre à mille exemplaires.
Dès la Confession de Claude, le romancier est conspué
et appelé « égoutier littéraire. » Pour
Thérèse Raquin, il s'agit de « littérature
putride. » C'est le succès qui commence.
Le succès,
mais peu d'argent. Il fallait ne pas s'endormir sur le bruit. Du logement,
de l'avenue Clichy, il était allé, rue Truffaut, habiter
un pavillon avec jardin: c'est là qu'il écrivit Madeleine
Férat.
Si Thérèse
Raquin avait d'abord été ébauchée dans
un article du journal, Madeleine Férat fut tirée d'un
drame en trois actes, écrit en 1865, mais qui n'a jamais été
joué. Au milieu de l'activité de cette lutte littéraire
pour la vie, parmi tant de tentatives, à droite, à gauche,
dans tous les sens, à côté du journalisme et du roman,
Zola avait donc trouvé encore le temps de songer au théâtre.
Et je dois mentionner ici ses essais dramatiques, antérieurs à
la première pièce qu'il fit jouer.
1° Vers 1860,
étant encore employé chez Hachette, il avait écrit
la Laide, comédie en un acte, commencée en vers, puis
mise en prose. L'acte achevé, fut aussitôt présenté
à l'Odéon, et refusé. La Laide n'a jamais été
jouée, ni imprimée.
2° En 1867,
Zola, en collaboration avec son ami Marins Roux, avait tiré un grand
drame des Mystères de Marseille, qui n'a jamais été
imprimé, mais qui fut joué trois fois au théâtre
du Gymnase, à Marseille, en octobre 1867. Les deux auteurs firent
exprès le voyage et surveillèrent les deux dernières
répétitions. Bien qu'égayée ça et là
de quelques sifflets, la première marcha assez bien. Principaux
interprètes: Pujol, Péricaud, et mademoiselle Méa.
3° Enfin, la
Madeleine, drame en trois actes, composé en 1865, dans l'intervalle
des deux autres pièces, -- tentative plus sérieuse et plus
littéraire. Il présenta d'abord la Madeleine au Gymnase.
M. Montigny lui répondit, immédiatement une lettre, aimable
d'ailleurs, où il jugeait, le drame impossible, fou, à faire
crouler le lustre, si on le jouait. De M. Montigny, la pièce fut
portée à M. Harmant, directeur du Vaudeville, qui, lui, ne
prit sans doute pas la peine de la lire, et la rendit en la trouvant «
beaucoup trop « pâle. »
C'est de la
Madeleine, que fut tiré en 1868 le roman de Madeleine Férat.
La pièce n'a jamais été jouée, ni éditée;
mais le manuscrit existe encore, et l'on y reconnaîtrait des scènes
entières qui ont passé dans le roman.
Madeleine Férat,
parut d'abord en feuilleton et s'appela « la Honte, »
dans un nouvel Événement, celui de M. Bauer, qui avait
pris le titre de l'ancien Événement, de M. de Villemessant.
La publication de la Honte dut être interrompue devant la
pudibonderie des abonnés : phénomène que nous verrons
se reproduire plusieurs fois. Les romans de Zola, publiés en feuilleton,
ont toujours eu des malheurs. Thérèse Raquin, dans
l'Artiste, était bien allée jusqu'au bout; mais Arsène
Houssaye l'avait supplié de couper certains passages, « parce
que, disait-il, l'impératrice lisait sa revue. » Le romancier
y consentit, se réservant de tout rétablir dans le volume.
Mais, où il se lâcha tout rouge, ce fut lorsqu'il trouva,
sur le dernier feuillet des épreuves, une grande coquine de phrase
finale, où Arsène Houssaye agrémentait l'oeuvre d'une
belle conclusion morale. Ici, il se montra intraitable, et l'auteur des
Grandes Dames dut rengainer sa moralité.
Madeleine Férat
qui n'était que la répétition, et par suite que l'affaiblissement,
de Thérèse Raquin, ne souleva pas la même polémique
dans les journaux. Le succès de vente fut pourtant à peu
près le même, c'est-à-dire que le volume eut une seconde
édition.
Telle était
donc la situation littéraire de Zola à cette époque.
Il s'était fait connaître comme journaliste, avait tenté
inutilement le théâtre, et, dans le roman, commençait
à être discuté, c'est-à-dire a être quelqu'un.
Enfin, comme situation dans la vie, il se trouvait toujours sur la brèche,
avec des hauts et des bas, mangeant parce qu'il travaillait beaucoup. En
somme, il lui restait à livrer et à remporter quelque grande
bataille décisive.
Avant de passer
à une autre phase de sa vie, et de raconter comment il engagea cette
grande bataille, il me reste à dire un mot de ses relations et amitiés
littéraires de cette époque.
Vivant très
retiré, il n'avait eu d'abord d'autres amis que les anciens camarades
de collège, natifs de cette Provence où il avait passé
son enfance; puis, comme je l'ai dit, Cézanne lui avait fait connaître
des peintres. Maintenant, à mesure qu'il avançait dans la
carrière des lettres, de nouvelles amitiés, uniquement dues
à des sympathies littéraires, lui étaient venues.
J'ai déjà
parlé de Duranty. Zola n'avait encore fait que coudoyer Alphonse
Daudet à l'Événement, où le futur auteur
du « Nabab, » écrivait alors « les Lettres
de mon Moulin. » S'étant presque aussitôt perdus
de vue, ils ne devaient se retrouver que bien plus tard, en 1872, chez
leur éditeur, M. Georges Charpentier. Mais une des premières
grandes amitiés littéraires de Zola fut celle d'Edmond et
Jules de Concourt. En 1865, dans le Salut public, de Lyon, il avait
publié un article très enthousiaste sur Germinie Lacerteux,
article qu'on retrouve dans Mes Haines. Touchés de voir leur
livre défendu de cette manière par un jeune inconnu, les
deux frères lui écrivirent; et il vint les voir, dans leur
petite maison d'Auteuil, où il déjeuna de temps à
autre. Il les rencontrait aussi chez Michelet, où il allait quelquefois
passer la soirée. Vint la houleuse première d'Henriette
Maréchal, au Théâtre Français. Il va sans
dire qu'il y eut son fauteuil d'orchestre, et qu'il fut un des plus chauds
à soutenir la pièce contre les sifflets imbéciles
de la cabale. Cette amitié ne s'est jamais refroidie depuis lors;
plus tard, quand il se fut lié avec Gustave Flaubert, elle devint
de plus en plus étroite.
Pendant les années
1867 et 1868, il fréquenta aussi un salon artistique et littéraire,
celui de madame Paul Meurice, où le peintre Manet l'avait introduit.
Il s'y trouvait un peu dépaysé, au milieu des romantiques
impénitents. Toute la graine du Parnasse, de ce Parnasse qui devait
germer plus tard chez l'éditeur Alphonse Lamerre, se donnait rendez-vous
dans ce salon. Parmi les invités, il remarquait parfois un jeune
homme dont le profil maigre rappelait celui de Bonaparte à Brienne
: c'était M. François Coppée, qui allait faire jouer
le Passant. M. Paul Meurice était naturellement là,
avec ses longs cheveux, boutonné dans une redingote qui lui donnait
un air vague d'ecclésiastique. Enfin, au loin, invisible et présent,
debout sur son rocher, n'y avait-il pas l'exilé, le souverain maître,
le dieu : Victor Hugo! Émile Zola, qui, tout en adorant Hugo, avait
déjà des besoins d'indépendance, se sentait donc assez
mal à l'aise, devant les rites de cette chapelle. Pour ne pas commettre
d'impair, il était obligé de se surveiller. Un jour pourtant,
quelqu'un ayant prononcé le nom de Balzac, voilà qu'une discussion
s'engage sur les mérites de l'auteur de la Comédie humaine.
Il entend porter des jugements si étranges, qu'agacé à
la fin, il se mêle à la discussion et affirme hautement son
admiration pour Balzac. Jugez s'il dut jeter un froid!
Ce fut enfin dans
ce salon qu'il assista à l'incubation du journal le Rappel.
Depuis deux ans, on en causait dans la maison ; on se distribuait les rôles,
et il en était ! Même, M. Paul Meurice lui avait écrit
plusieurs fois à ce sujet, pour le convoquer. Cela fait sourire
aujourd'hui : Émile Zola, un des rédacteurs-fondateurs du
Rappel! Quand le journal eut paru, non content d'en être,
il avait même tâché d'y faire entrer certains de ses
amis, moi entre autres, qui arrivais d'Aix. Il y donna plusieurs articles,
notamment un sur Balzac (1870), qui ouvrit les yeux à MM. Vacquerie
et Meurice, et qui fut, je crois, le dernier. Plus tard, avant que les
bons rapports cessassent tout à fait, on se tint à son égard
sur le pied. de la méfiance et de la politique : le Rappel voulait
bien parler, même avec éloge, des premiers volumes des Rougon-Macquart,
mais « à la condition » que Zola, alors rédacteur
de la Cloche, parlerait de Mes premières années
à Paris, de M. Vacquerie. Plus tard enfin, à cette période
mixte qu'on pourrait appeler « la période des marchés,
» succéda le mordus vivendi actuel : le Rappel
n'imprime même plus aujourd'hui le nom de M. Zola, et M. Zola a cessé
d'écrire les noms de MM. Paul Meurice et Auguste Vacquerie, excepté
bien entendu dans les circonstances où le silence est impossible.
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