De certains problèmes
physiologiques, étudiés en travaillant à Madeleine
Férat, était née chez Zola la préoccupation
de l'hérédité, au point de vue de ce qu'elle pouvait
apporter dans l'analyse des personnages d'un roman. Cette préoccupation
ne fit que grandir, et, avec le concours de plusieurs autres circonstances,
l'amena à entreprendre ce qui sera la grande oeuvre de sa vie :
la série des Rougon-Macquart.
Quelles étaient
ces autres circonstances? Outre le penchant naturel de cet esprit vers
les études physiologiques et vers la méthode expérimentale,
si je jette un regard en arrière, je découvre en lui le rêve
ancien d'une oeuvre générale. Tout jeune, au sortir du collège,
avec des réminiscences de Musset, il compose un poème; ce
poème achevé, il se met à en écrire deux autres,
qui sont comme les épanouissements du premier et forment avec lui
une trilogie. Plus tard, sans argent, vivant sans feu et sans pain dans
des mansardes, il conçoit le plan d'une oeuvre poétique considérable,
qui devait embrasser successivement la création du monde, l'histoire
entière de l'humanité et l'homme de l'avenir ! Ce plan, certes,
il ne le réalise pas. Après quelques notes prises dans Flourens
et Zimmermann, il se tourne vers la prose, écrit un volume de contes,
gagne sa vie dans le journalisme et lance plusieurs romans, mais sans abandonner
son rêve de faire grand un jour.
D'autre part, Zola
n'était plus un débutant. Bien qu'âgé seulement
de vingt-huit ans, il avait derrière lui six volumes publiés
: la période des débuts était donc finie. L'heure
venait de dégager son originalité, de donner sa vraie mesure.
Dans notre champ littéraire, qui n'avance pas recule, et il faut
constamment se surpasser soi-même. Il crut donc qu'il se renouvellerait
et se développerait plus sûrement, dans le cadre vaste d'une
série d'oeuvres, rattachées les unes aux autres par certains
liens, mais dont chacune serait la partie distincte d'un vaste ensemble.
Enfin, pour tout
dire, outre ce penchant inné vers les études scientifiques,
outre le rêve ancien d'une oeuvre générale, outre l'instinct
d'une originalité à dégager et le désir de
délimiter d'avance sa carrière de romancier, d'en chasser
l'imprévu, l'argent lui-même, la question d'argent, le poussa
à entreprendre les Rougon-Macquart. Toujours sur le qui-vive,
sorti de la misère, mais connaissant encore la gêne, il s'était
dit depuis longtemps qu'une rente mensuelle de cinq cents francs, assurée
par quelque éditeur, le mettrait à l'abri du souci et de
l'incertitude. Pour traiter sur ces bases, il fallait s'engager pour une
suite de romans.
Résolu donc
à tenter cette série, vers laquelle tout le poussait et qui
arriverait après un grand précédent, unique dans la
littérature contemporaine : la Comédie humaine de
Balzac, Zola se dit qu'il ne fallait rien remettre au hasard, ni tenter
à la légère. L'idée de la Comédie
humaine n'était venue à Balzac qu'après coup,
et lorsqu'une partie de ses admirables romans était déjà
écrite. Aussi, les diverses oeuvres n'ont entre elles d'autres attaches
que le titre général et les noms de certains comparses déjà
présentés dans les oeuvres précédentes, revenant,
servant à peupler les divers épisodes. Zola, lui, se demanda
quelle aide pouvait lui apporter le lien d'une application des règles
de l'hérédité, dans l'étude des personnages
principaux. De là à les prendre tous parmi les membres d'une
même famille, il n'y avait qu'un pas; et l'idée était
trouvée, sa série raconterait « l'Histoire naturelle
et sociale d'une famille sous le second Empire; » Partant delà,
il se mit à l'oeuvre. Pendant huit mois, fin de 1868, commencement
de 1869, il travailla uniquement à ce plan, allant presque tous
les jours à la Bibliothèque impériale, plongé
dans les livres de physiologie et d'histoire naturelle, prenant des notes.
Le Traité de l'hérédité naturelle, du
docteur Lucas, lui servit surtout. Enfin, les notes prises, le plan général
de la série arrêté, l'arbre généalogique
de la famille dressé, -- ce même arbre généalogique,
que, huit ans plus tard, il se décida à publier en tête
d'Une page d'amour, et que la perspicacité de la critique
courante prit pour une bonne farce inventée après coup, --
il rédigea un projet de traité et porta le tout à
l'éditeur Lacroix.
Les Rougon-Macquart,
primitivement, dans sa pensée, ne devaient comprendre que douze
romans. L'éditeur traita d'abord pour les quatre premiers. Le traité
qui fut signé était assez compliqué.
Zola s'engageait
à fournir deux romans par an, et, chaque mois, il touchait cinq
cents francs chez M. Lacroix, -- total six mille francs. Mais ces six mille
francs ne représentaient nullement le prix des deux romans; ils
n'étaient qu'une avance faite à l'auteur par l'éditeur.
Ce dernier devait rentrer dans son argent, en prélevant cette avance
sur les sommes que rapportait la publication des oeuvres dans les journaux.
Quant aux droits d'auteur, lorsque les romans paraissaient ensuite en librairie,
ils étaient fixés à huit sous par volume. Donc, après
chaque roman, on établissait un compte ; M. Lacroix se remboursait
de ses trois mille francs sur l'argent rapporté par le feuilleton,
et, si cet argent ne suffisait pas, retenait l'appoint nécessaire
sur les droits d'auteur de chaque volume; puis, naturellement, les trois
mille francs payés, Zola touchait le surplus, et sur le feuilleton,
et sur le volume.
Cet ingénieux
traité ne fut d'ailleurs jamais strictement exécuté.
Le romancier, en mai 1869, commença avec ardeur la Fortune des
Rougon, et fut bientôt en mesure d'en livrer les premiers chapitres
au journal le Siècle. Mais de mauvaises volontés se
produisirent, et la publication, après beaucoup de difficultés,
commença seulement en juin 1870. La guerre, arrivant sur ces entrefaites,
interrompit la publication, ce qui retarda l'apparition du volume jusqu'à
l'hiver 1871. Aussi le second volume de la série, la Curée,
ne parut-il chez M. Lacroix qu'en octobre 1872, c'est-à-dire au
bout de trois ans. Donc, par suite de circonstances indépendantes
de la volonté de l'auteur, la clause des « deux volumes par
an » recevait un véritable croc-en-jambe.
Sous le rapport
de l'argent, ce fut une bien autre affaire. Il touchait cinq cents francs
chaque mois, ai-je dit. Seulement, d'après les termes du traité,
il signait un billet de cette somme à échéance de
trois mois, et qui devait être renouvelé jusqu'à la
livraison régulière des romans. Il se produisit alors deux
faits : d'abord, comme je l'ai expliqué, les deux premiers romans
éprouvèrent des retards, l'éditeur ne fut donc pas
remboursé tout de suite ; d'autre part, se trouvant embarrassé,
ne pouvant payer les billets, il continua de demander à l'auteur
des renouvellements. Pour comble de confusion, les anciens billets n'étaient
pas toujours rendus au signataire, soit qu'ils restassent en circulation,
soit qu'ils fussent revenus entre les mains de M. Lacroix. Vers la fin,
Zola eut ainsi sur la place de Paris pour près de trente mille francs
de billets, dont plusieurs, protestés, s'étaient enflés
de près de moitié. On aurait pu même croire, lorsqu'arriva
la débâcle de M. Lacroix, que le romancier était un
homme de paille, signant des billets de complaisance; et, plusieurs fois,
il dut présenter son traité pour expliquer sa situation.
Au lieu d'assurer et de tranquilliser sa vie, ce fameux traité ne
fit donc que lui apporter beaucoup d'ennuis. Un jour même, un huissier
vint pour le saisir. Bref, il né se débarrassa de toute cette
affaire que beaucoup plus tard, vers 1875, en payant certaines sommes arriérées.
Les comptes furent, à cette époque, définitivement
réglés avec M. Lacroix, et à la satisfaction de chaque
partie.
Ce fut après
la Curée, que Zola porta la série chez un autre éditeur,
M. Georges Charpentier. Celui-ci acheta à M. Lacroix, moyennant
huit cents francs, le droit de rééditer les deux volumes
parus.
Avec M. Georges
Charpentier, le traité fut établi sur des bases toutes nouvelles.
Il s'agissait toujours de deux romans par an; seulement, l'éditeur
les achetait ferme, elles payait à l'auteur trois mille francs pièce.
C'était le manuscrit qu'il achetait, manuscrit qu'il pouvait publier
dans les journaux, en volume, faire traduire, et cela pendant dix ans.
C'est dans ces conditions que parurent le Ventre de Paris, la Conquête
de Plassans et la Faute de l'abbé Mouret.
Le succès,
sans prendre encore les proportions qu'il a eues depuis, s'annonçait
déjà comme productif, au point de vue de l'affaire de librairie.
Mais le romancier, qui menait de front d'autres travaux, se mettait toujours
en retard dans ses engagements. Il en était arrivé à
redevoir deux ou trois volumes à M. Charpentier, et à avoir
ainsi touché plusieurs milliers de francs d'avance. N'étant
pas sans inquiétude là-dessus, un jour, il se rend à
la librairie, alors située quai du Louvre, afin d'avoir une explication
avec son éditeur. Mais, dès les premiers mots, ce dernier
l'interrompt, en disant : -- « Mon cher ami, je ne veux pas vous
voler. J'entends ne prélever sur vous que mes gains habituels...
On vient d'établir sur mon ordre le compte de vos droits d'auteur
à quarante centimes par volume, et d'après ce compte, ce
n'est pas vous qui me devez de l'argent, c'est moi qui vous suis redevable
de dix mille et quelques francs... Voici votre traité que je déchire,
et vous n'avez qu'à passer à la caisse. »
Quel est l'éditeur
qui en ferait autant? Ce trait de scrupuleuse honnêteté est
assez éloquent par lui-même. Un peu plus tard, M. Charpentier,
qui est un ami pour les écrivains plutôt qu'un éditeur
ordinaire, porta les droits d'auteur de Zola à cinquante centimes
par volume, afin que celui-ci ne fut [sic] pas plus mal traité
que M. Edmond de Concourt. Le glorieux auteur de Madame Bovary,
Gustave Flaubert, lui, touchait soixante centimes.
Maintenant, ayant
expliqué les diverses phases par lesquelles passa la série
au point de vue financier. J'en ai fini avec les généralités
sur les Rougon-Macquart. Je n'ai plus qu'à évoquer
mes souvenirs sur chacun des neuf romans publiés. Et, si je me sers
du mot «souvenirs, » c'est que l'époque où Zola
écrivait le premier volume des Rougon-Macquart, coïncide
avec celle où je fus conduit pour la première fois chez lui,
et où notre liaison commença. A partir de cet endroit de
mon récit, je ne suis plus un simple historiographe, mais un témoin
oculaire.
Donc, vers le 15
septembre 1869, sur les huit heures du soir, mon compatriote et ami, le
poète Antony Valabrègue, et moi, nous avions pris l'impériale
de l'omnibus « Odéon-Batignolles-Clichy. » Arrivé
à Paris depuis quelques jours pour « faire » de la littérature,
mais bien jeune encore et n'apportant d'autre bagage que quelques vers
à la Baudelaire, j'allais être présenté par
Valabrègue à cet Émile Zola que je n'avais jamais
vu, mais dont j'avais entendu parler sur les bancs du collège, dès
ma troisième, lorsqu'il ne faisait encore lui-même que des
vers, -- à cet Émile Zola dont je savais les oeuvres par
coeur, et qui, quelques mois auparavant, m'avait causé l'inespérée,
la délicieuse joie de voir pour la première fois mon nom
« Paul Alexis » imprimé tout vif dans un article du
Gaulois, consacré à mes pauvres « Vieilles
Plaies. »
A l'endroit de
l'avenue de Clichy appelé « la Fourche, » nous dégringolons,
Valabrègue et moi, de notre impériale. Quelques pas dans
la première rue à gauche, et nous voici sonnant au 14 de
la rue de la Condamine. Le coeur me battait. Le premier mot de Zola fut
celui-ci : « Ah l voilà Alexis!... Je vous « attendais.
» Dès la première poignée de main, je sentis
que c'était fini, que je venais de donner toute mon affection, et
que je pouvais maintenant compter sur l'amitié solide d'une sorte
de frère aîné. Dans la salle à manger du petit
pavillon qu'il habitait alors au fond d'un jardin, dans l'étroite
salle à manger, -- si étroite que, ayant acheté plus
tard un piano, il dut faire creuser une niche dans le mur, afin de l'y
caser, -- je me revois, assis devant la table ronde, d'où la mère
et la femme du romancier venaient de retirer la nappe. Au bout d'une heure
de causerie, quand il m'eut longuement fait parler de moi, de mes projets,
de cette Provence, qu'après onze ans d'éloignement il chérissait
encore et dont je lui apportais sans doute comme un parfum lointain, la
conversation tourna; et il m'entretint à son tour de lui, de son
travail, de son grand projet des Rougon-Macquart, du premier volume
alors sur le chantier. Puis, quand le thé eût [sic]
été servi, étant allé sur ma demande chercher
son manuscrit, il me lut les premières pages de la Fortune des
Rougon, toute cette description de « l'aire Saint-Mittre »
à Plassans, à ce Plassans que je reconnus, puisque j'arrivais
d'Aix en Provence. Inoubliable soirée qui ouvrait un large champ
aux réflexions du débutant homme de lettres, du provincial
frais débarqué que j'étais alors. Soirée comme
j'en ai passé depuis tant d'autres, pendant lesquelles j'ai vu pousser
de près cette végétation des Rougon-Macquart,
qui, alors, sortait à peine de terre.
Je reviens à
l'histoire de ce vaste ensemble de romans, et je vais les prendre un par
un, en épuisant mes souvenirs.
Dans la Fortune
des Rougon, parallèlement à la préoccupation du
roman lui-même, Zola en a eu tout le temps une autre : celle d'asseoir
la série entière, en racontant le point de départ
de la famille, dont il montre les principaux membres. Il a déjà
bâti certains des personnages de ce premier volume, en vue du dernier,
du « roman scientifique, » de celui qui ne sera peut-être
fait que dans quinze à vingt ans, et où il compte donner
comme une synthèse de toute l'oeuvre. Celui qui s'embarquait dans
un pareil travail venait d'avoir vingt-neuf ans, lorsqu'en mai 1869, il
attaqua l'écriture de ce premier volume.
Pour berceau à
la famille dont il allait raconter « l'histoire naturelle et sociale,
» l'auteur a inventé une ville : Plassans. Plassans, c'est
Aix en Provence arrangé. Les noms des villages, à travers
lesquels se promène l'insurrection, sont aussi inventés.
Cela provient de ce qu'à cette époque, il n'avait ni les
loisirs ni l'argent nécessaires pour aller revivre quelques jours
en Provence et y prendre des notes. En outre, quelques timidités
de romancier jeune, la crainte de passer pour avoir voulu faire certaines
personnalités sur les habitants d'une ville où il avait conservé
des relations, contribuèrent à le décider en faveur
de ce nom fictif de Plassans. Je suis sûr qu'aujourd'hui il nommerait
carrément Aix. Les détails sur l'insurrection en Provence
ont été pris par lui dans l'Histoire du coup d'État,
de M. Ténot. Et, particularité, assez curieuse, le roman
qui se passe au commencement du second Empire, a été interrompu,
dans le journal le Siècle, par la guerre et par la chute
de cet Empire. Outre les angoisses patriotiques qu'il put éprouver
pendant le siège de Paris, Zola passa plusieurs mois dans une angoisse
littéraire. Songez donc ! le Siècle lui avait perdu
tout le dernier chapitre! Démembrement tout aussi douloureux, pour
un artiste, que celui de l'Alsace et de la Lorraine ! Deux provinces perdues
peuvent se reconquérir, tandis qu'un grand chapitre anéanti
ne sera jamais refait tel qu'il était. Rentré à Paris,
le premier soin de Zola fut de courir à l'imprimerie du Siècle.
Jugez de sa joie: son pauvre manuscrit, que depuis six mois on avait cherché
en vain partout, lui, le retrouva tout de suite. Il était simplement
sur le bureau du correcteur, bien en évidence.
La Curée,
celui des romans de la série qui fut le plus rapidement mené,
a été écrite en quatre mois. Le premier chapitre,
le retour de la promenade au Bois, était même fait avant l'achèvement
de la Fortune des Rougon, dont le comité de rédaction
du Siècle avait retardé longtemps la publication ;
ce qui avait décidé l'auteur à entreprendre un second
roman, avant d'avoir terminé le premier. La Curée, commencée
donc bien avant la guerre, n'a été terminée que bien
après, en 1872, à mesure qu'elle passait en feuilleton dans
la Cloche. Seulement, le feuilleton n'alla pas jusqu'au bout, ce
qui avait déjà eu lieu. pour la publication de la Honte
(Madeleine Férat). Cette fois, le procureur dé
la République s'émut de l'audace de l'oeuvre. Après
la scène du cabinet particulier, au café Riche, l'auteur
fut officieusement averti de passer au parquet. Reçu par un substitut
très poli, mais absolument bouché aux questions d'art, il
eut beau protester de la pureté de ses intentions, se défendre
comme un diable: le substitut lui « conseilla » de cesser la
publication. Et le romancier préféra sacrifier le feuilleton,
pour sauver le livre. Il est à remarquer que, si l'Empire avait
duré deux ou trois ans de plus, la Curée paraissant
sous l'Empire, eût très probablement été poursuivie.
Alors, qu'arrivait-il? Le succès qui devait enfin éclater,
énorme, cinq ou six ans plus tard, avec l'Assommoir, se serait
peut-être produit plus tôt. Chacun, en ce temps-là,
n'aurait parlé que de la Curée, tandis que ce livre,
comme le précédent, au milieu des préoccupations politiques,
passa presque inaperçu, n'obtint que deux ou trois articles, et
fut modestement vendu tout d'abord à deux éditions.
Pour écrire
l'ouvrage, Zola eut à surmonter un ordre de difficultés tout
nouveau, contre lequel il ne s'était pas encore heurté. En
effet, la Curée se passe entièrement dans le haut
monde de l'Empire, dans un milieu luxueux où il n'avait jamais pénétré.
Il lui fallut donc toute sa perspicacité et sa divination pour arriver
à dépeindre sans erreur grossière ces régions
ignorées. Il se donna beaucoup de mal. Rien qu'au sujet de la question
« voitures, » il dut aller interroger deux ou trois grands
carrossiers. Pour décrire l'hôtel de Saccard, il se servit
surtout de l'hôtel de M. Ménier, à l'entrée
du parc Monceau; mais, n'en connaissant pas alors le propriétaire,
il ne prit que l'extérieur. Plusieurs années après,
étant allé aux soirées de M. Ménier, il regretta
de n'avoir pas vu autrefois l'intérieur, bien plus typique que ce
qu'il avait dû imaginer. La grande serre de Renée fut faite
sur la serre chaude du Jardin des plantes, que le romancier obtint l'autorisation
de visiter, et où il nota, en une après-midi, l'aspect des
plantes les plus curieuses. Ce qui lui demanda plus de temps et plus de
peine encore, ce furent les renseignements sur les démolitions de
M. Haussmann et sur les grands travaux du nouveau Paris. A cette occasion,
il alla même voir M. Jules Ferry, avec qui un coreligionnaire politique
de ce dernier, le mit en rapport. Mais l'auteur des « Comptes
fantastiques d'Haussmann » ne put le renseigner en rien ; il
ne savait que ce qu'il avait donné dans sa brochure. Après
deux ou trois autres démarches infructueuses, Zola commençait
à désespérer, lorsqu'il découvrit certains
mémoires d'entrepreneurs de l'époque, qui lui fournirent
les renseignements indispensables.
Bien que le Ventre
de Paris soit une première étude sur le peuple, qu'il
connaissait à fond, pour l'avoir longtemps coudoyé en ses
années de misère, la recherche des documents fut également
longue et pénible. C'était une vieille idée en lui,
d'écrire quelque chose sur les Halles. Que de fois, en 1872, lorsque
nous sortions du n° 5 de la rue Coq-Héron, des bureaux de la
Cloche, où je faisais à ses côtés mes
débuts de journaliste, que de fois, je m'en souviens, il m'entraîna
dans les Halles! -- «Le beau livre à faire, avec ce gredin
de monument ! me répétait-il. Et quel sujet vraiment moderne!...
Je rêve une immense nature morte. » Nous flânions un
moment de ci, de là, au milieu des pavillons presque déserts
à cette heure de la journée. Une fois, en nous en allant,
arrivés à un certain endroit de la rue Montmartre, il me
dit tout à coup : « Retournez-vous et regardez ! » C'était
extraordinaire : vues de cet endroit, les toitures des Halles avaient un
aspect saisissant. Dans le grandissement de la nuit tombante, on eût
dit un entassement de palais babyloniens empilés les uns sur les
autres. Il prit note de cet effet, qui se trouve décrit quelque
part dans son livre. Et c'est ainsi qu'il se familiarisait avec la physionomie
pittoresque des Halles. Un crayon à la main, il venait les visiter
par tous les temps, par la pluie, le soleil, le brouillard, la neige, et
à toutes les heures, le matin, l'après-midi, le soir, afin
de noter les différents aspects. Puis, une fois, il y passa la nuit
entière, pour assister au grand arrivage de la nourriture de Paris,
au grouillement de toute cette population étrange. Il s'aboucha
même avec un gardien chef, qui le fit descendre dans les caves et
qui le promena sur les toitures élancées des pavillons. Enfin,
quand il posséda tout à fait ses chères Halles, qu'il
en connut les divers aspects, les dessus et les dessous, la face et le
profil, les larges avenues et les coins ignorés, qu'il se fut même
livré à une étude approfondie des environs, des rues
adjacentes, de tout le quartier, ce ne fut pas fini : les véritables
difficultés commencèrent. Comment se faire expliquer l'organisation
intérieure, toutes sortes de rouages administratifs, policiers et
autres, qu'il ne suffisait pas de voir fonctionner, qu'il fallait aussi
comprendre? A quels documents écrits recourir? Il fouilla d'abord,
en vain, la Bibliothèque. Rien n'existait sur les Halles modernes,
qu'un certain chapitre du livre de M. Maxime Du Camp : Paris, sa vie
et ses organes. Mais M. Maxime Du Camp ne donnait que des documents
incomplets. Rien sur la police intérieure, ni sur les inspecteurs,
les forts de la Halle, les criées, etc. Rien ! Le romancier vit
qu'il ne lui restait d'autre ressource que d'aller à la préfecture
de police. Là, il fut reçu d'abord assez mal ; on le renvoyait
de bureau en bureau. Enfin, il eut la chance de tomber sur un employé
intelligent et serviable, un ancien ami de l'auteur du Paris ignoré,
ayant jadis roulé un peu partout avec Delvau. Cet employé
donna au romancier de précieuses explications verbales, et lui laissa
prendre copie de tous les règlements de police en vigueur sur la
matière.
Une des préoccupations
constantes de l'auteur des Rougon-Macquart est celle-ci : «
II faut varier les oeuvres, les opposer fortement les unes aux autres.
» A chaque nouveau livre, de peur de tomber dans l'uniformité,
il cherche à faire l'opposé de ce qu'il a tenté dans
le précédent. Donc, après le Ventre de Paris,
qui n'est qu'une vaste nature morte, rien d'étonnant qu'il songeât
à un roman d'analyse et de passion. Son éditeur, M. Charpentier,
était le premier à lui demander amicalement « quelque
chose de moins croustillant comme art. » II suivit ce conseil et
écrivit la Conquête de Plassans. Là, il eut
peu de notes à prendre. Presque tout le travail préparatoire
se borna à la composition d'un plan, comme toujours fort détaillé.
Il y utilisa certains souvenirs anciens sur Aix, un curieux intérieur
de famille qu'il avait connu jadis, certaines histoires scandaleuses, réellement
arrivées, et qu'il arrangea pour les besoins du drame. Quant au
cas particulier de la folie de Mouret, tout le caractère de cet
homme qui n'est d'abord pas fou, mais qui passe pour l'être, puis
qui, à force de passer pour l'être, finit par le devenir,
l'idée en est tirée d'un de ses anciens articles de l'Événement,
intitulé: Histoire d'un fou. Il exécuta le livre
en s'y donnant tout entier comme à l'ordinaire, mais sans grand
contentement artistique. Et, chose curieuse, le volume s'est constamment
vendu moins bien que les autres. Même aujourd'hui, dans la grande
impulsion de vente que le formidable succès de l' Assommoir
et de Nana a communiquée à toute la série,
la Conquête de Plassans est restée un peu en arrière
; tandis que des livres où rien ne semble devoir passionner le public;
tels que le Ventre de Paris, l'ont dépassée comme
vente. D'où il résulterait qu'en art le succès est
toujours pour les notes extrêmes, et que la foule est une femme qu'il
ne faut pas courtiser, car elle ne demande qu'à être violée.
Avec la Faute
de l'abbé Mouret, notre romancier se permit de nouveau une belle
débauche d'art. L'oeuvre est divisée en trois parties distinctes.
au milieu de deux parties où la réalité est côtoyée
de près, éclate brusquement la fantaisie d'une sorte de poème
en prose, imité de la Genèse. Et, à ce propos,
sans me permettre de condamner ni d'approuver, je constate que, jusqu'à
ce jour, dans chaque livre de l'auteur des Rougon-Macquart, on retrouve
quelque idée mélodique de ce genre, une sorte d'intention
extra littéraire, qui n'est point dans telle page plutôt que
dans telle autre, mais qui ressort évidemment de l'ensemble de l'oeuvre.
Ainsi, toute la Fortune des Rougon a été faite pour
l'idylle de Miette et de Sylvère, qui, au milieu d'un long drame
bourgeois, sanglant et bête, éclate tout à coup comme
un chant de flûte héroïque. Pour la Curée,--
je demande pardon de me citer moi-même, mais voici ce que je
constatais, il y a neuf ans, dans la Cloche du 24 octobre 1872 :
-- « L'or et la chair, comme le romancier l'a voulu, y chantent à
chaque page. Ces deux thèmes s'enroulent l'un à l'autre,
se soutiennent, se confondent, se quittent pour s'enlacer bientôt
plus étroitement encore, et cette phrase mélodique dure tout
le long du livre, produisant une musique à part. » Le Ventre
de Paris, lui, est tout entier une prodigieuse nature morte. Une des
pages les plus aiguës, est cette fameuse « Symphonie des fromages
» qui fit se boucher le nez à certain critique, bonhomme à
vue courte, qui ne s'aperçut pas alors que le livre, d'un bout à
l'autre, est une symphonie : celle de la mangeaille, celle du ventre, de
la digestion d'une capitale. Dans la Conquête de Plassans,
oeuvre d'analyse pure, pas d'idée mélodique si l'on veut;
pourtant toujours une intention première, inexprimée en apparence,
mais courant au fond de chaque page, une sorte d'âme latente du livre;
cette fois, c'est l'idée de l'émiettement continu d'une maison,
en proie à d'invisibles termites, qui la minent sans cesse, jusqu'à
l'effondrement final. En avançant davantage dans la série,
ces intentions extra littéraires existent toujours, et d'une façon
plus mathématique. Dans Une Page d'amour, cinq descriptions
de Paris, sous des aspects divers, reviennent comme un refrain de chanson.
La Faute de
l'abbé Mouret fut écrite en 1874, l'été,
dans la petite maison que Zola habitait alors rue Saint-Georges, aux Batignolles.
L'été était très chaud, et le romancier, qui,
n'en ayant pas fini avec la gêne, avait reculé devant le surcroît
de dépenses d'une villégiature, travaillait au milieu d'une
solitude absolue, ne sortant pas, ne recevant point de visites. Je me souviens
de deux ou trois lectures qu'il me fit du roman sur le chantier, à
la tombée du jour, dans l'étouffement du petit jardin, entouré
de grands murs, situé derrière la maison. Et ce livre fut
un de ceux qui lui donnèrent le plus de mal. Il avait dû amasser
une montagne de notes. Depuis de longs mois, sa table de travail n'était
encombrée que de livres religieux. Toute la partie mystique de l'oeuvre,
le culte de Marie notamment, a été prise dans la lecture
des jésuites espagnols. Beaucoup d'emprunts, presque textuels, ont
été faits à l'Imitation de Jésus-Christ.
Les documents sur les années de Grand Séminaire lui furent
communiqués verbalement par un prêtre défroqué.
Enfin, plusieurs matins de suite, dans la petite église Sainte-Marie
des Batignolles, les rares dévotes qui entendent les premières
messes, ont dû être édifiées par la présence
d'un homme assis à l'écart, son paroissien à la main,
suivant les moindres mouvements du prêtre avec une attention si profonde,
qu'elle eût pu passer pour du recueillement. Cet homme assistait
à plusieurs messes de suite; puis, de temps en temps, avec un bout
de crayon, il griffonnait à la hâte deux ou trois mots, dans
la marge de son livre. Eh bien ! le fidèle si attentif n'était
autre que l'auteur des Rougon-Macquart préparant la Faute
de l'abbé Mouret. Je me souviens de l'avoir accompagné
ainsi à l'église, un matin, et d'avoir assisté, sans
y comprendre grand' chose, à une représentation de ce drame
mystérieux qu'on appelle « la messe. » Pour en pénétrer
les moindres péripéties, il dut recourir aux explications
de certains manuels spéciaux à l'usage du clergé.
Le poème en prose qui est la seconde partie du roman, le Paradou,
lui coûta aussi des recherches considérables. Ce fut un long
et, par moments, douloureux effort. Les larges descriptions de plantes,
de fleurs, qui s'y trouvent, n'ont pas été prises seulement
dans les catalogues, comme on l'a dit ; le romancier a poussé la
conscience jusqu'à aller dans las expositions horticoles, afin de
décrire chaque plante sur la réalité. Il a également
mis là son vieil amour idyllique de la nature, des souvenirs du
Midi, un retour aux tendresses de son adolescence pour la campagne. On
n'a pas oublié les grandes promenades du collégien d'Aix,
avec ses deux inséparables, Cézanne et Baille. Et voilà
que, seize ans plus tard, le souvenir de la propriété de
« Galice, » entre Aix et Roquefavour, donne au romancier l'idée
du Paradou.
Pour Son Excellence
Eugène Rougon, la sixième oeuvre de la série,
Zola eut à exercer de nouveau toute sa divination. Le monde officiel
du second Empire lui était encore plus inconnu que le monde financier
de la Curée. Dépeindre la Cour impériale à
Compiègne, quand on n'y a jamais mis les pieds, montrer un conseil
des ministres, mettre en scène un chef de cabinet, faire parler
Napoléon III, tout cela était hérissé de difficultés.
Dix-huit mois de chronique parlementaire dans la Cloche, où
il avait rendu compte des séances de l'Assemblée nationale,
lui furent d'un grand secours. Pour Compiègne en particulier, un
livre très documenté, intitulé : Souvenirs d'un
valet de chambre, lui donna à peu près tout. Gustave
Flaubert, un des anciens invités des fameuses séries, lui
raconta aussi certains détails typiques, non seulement sur la résidence,
mais sur l'Empereur lui-même, sur son aspect physique, son genre
d'esprit, sa façon de parler, de marcher, etc. Pour le chapitre
où est décrit le baptême du Prince impérial,
le romancier dut chercher longtemps des documents. Le Moniteur de
l'époque contenait quelques détails, mais pas tous. Par exemple,
pour les rues démolies, pour les nouveaux ponts, comment ne pas
commettre d'anachronismes? Ainsi que dit Charles Baudelaire :
Le vieux Paris s'en va : les formes d'une ville
Changent plus aisément que le coeur des mortels.
Rien qu'à vingt
ans de distance, il est déjà très malaisé de
reconstituer un horizon parisien avec quelque exactitude. Quant aux personnages
de Son Excellence Eugène Rougon, comme, plus tard, pour ceux
de Nana, on a prétendu en donner diverses clefs; mais, sauf
à l'égard du duc de Marsy, dont l'auteur a réellement
voulu faire un duc de Morny, toutes les autres suppositions sont erronées.
Ainsi, personne ne voudra croire que le nom d'Eugène Rougon n'a
pas été choisi exprès, pour désigner d'une
façon transparente M. Eugène Rouher. Il n'en est rien pourtant.
Voici l'exacte vérité : le nom d'Eugène Rougon était
adopté dès 1868, époque où fut fait le plan
de la série. Quand le nom de Rougon fut choisi pour être accolé
à celui de Macquart, Zola ne pensait pas le moins du monde à
M. Rouher; il se décidait uniquement' pour « Rougon, »
parce que ce nom, très commun en Provence, lieu originaire de la
famille, lui semblait euphonique, facile à retenir. D'un autre côté,
le premier Rougon, Pierre, ayant cinq enfants de son mariage avec Félicité
Puech, et celui des cinq dont l'auteur s'est décidé plus
tard à faire un ministre, ayant reçu le prénom. d'Eugène
dans les premiers volumes de la série, il a bien fallu lui conserver
ce prénom. Maintenant, cela étant un fait accompli, quand
sept ans plus tard le romancier s'est mis à composer son personnage,
j'avoue qu'il a pris à la réalité, c'est-à-dire
à l'ancien ministre M. Rouher, deux ou trois choses, telles que
: l'attitude du vice-empereur à la tribune, sa façon de combattre
les arguments de l'opposition, sa manie de s'amuser à faire des
réussites. Mais, à part ces deux ou trois points, je crois
bien que le romancier s'est plutôt mis lui-même dans la peau
de son ministre : Eugène Rougon, ce chaste qui échappe à
la femme et qui aime le pouvoir intellectuellement, moins pour les avantages
que le pouvoir procure que comme une manifestation de sa propre force,
Eugène Rougon, c'est pour moi Émile Zola ministre, c'est-à-dire
le rêve de ce qu'il eût été, s'il eût appliqué
son ambition à la politique.
Le succès
de, Son Excellence Eugène Rougon, pas plus que celui des
romans précédents, ne répondit aux espérances
de cet ambitieux de lettres. C'était pourtant le sixième
de la série; et, six volumes, cela forme déjà un tas!
Les premiers s'étaient vendus fout d'abord à deux éditions;
le sixième se vendait peut-être à une édition
ou deux de plus; en outre, l'apparition de chaque nouvelle oeuvre en faisait
filer quelques centaines des précédentes. Certes, M. Charpentier
ne perdait pas d'argent; la série devenait en librairie une bonne
affaire. Seulement, pas de passion parmi le public; pas d'enlevage. Dans
les journaux, je ne dirai pas une conspiration de silence, mais de l'inattention,
une pente générale des esprits à s'occuper de toute
autre chose que de critique littéraire, un désintéressement
de l'art étouffé par le vacarme politique. De loin en loin,
pourtant, un aboiement forcené de M. Barbey d'Aurevilly; ou bien,
dans le Siècle, quelque étude polie, mais à
vue courte de M. Charles Bigot, passant à côté de la
question. Tout cela était maigre de résultats, après
six oeuvres représentant plus de six années de travaux excessifs,
une somme d'efforts considérables. Être tourmenté du
besoin d'arriver maréchal de la littérature, songez donc!
et rester simple capitaine! Tel était l'état d'esprit de
l'auteur des Rougon-Macquart.
Et dire que ce
succès, qui ne venait pas, en France, -- qui commençait pourtant
à se dessiner à l'étranger, en Russie, -- dire qu'il
suffisait peut-être d'un rien pour le déterminer ! Le moindre
heureux hasard pouvait être l'étincelle qui met le feu à
la poudre.
Quant au romancier,
loin de se décourager des lenteurs du succès, il fit ce que
font les forts en pareil cas. L'été étant venu, il
partit avec sa femme et sa mère, pour passer trois mois à
Saint-Aubin ; là, en face de l'Océan, il se mit à
chercher le plan de l'Assommoir.
J'étais
allé le voir dans la petite maison qu'il avait louée. Un
après-midi, assis tous les deux sur le sable de la plage, nous causions
en regardant les vagues. Il faisait un temps clair, et notre conversation
à bâtons rompus allait et venait, des splendeurs du spectacle
que nous avions devant nous, aux beautés, et aux difficultés
aussi, du prochain livre qu'il voulait entreprendre. Ce livre, une grande
étude sur le peuple des faubourgs parisiens, était une vieille
idée longtemps caressée, qu'il comptait enfin mettre à
exécution. Le peuple, il le connaissait bien! Tout enfant, pendant
un voyage à Paris, n'avait-il pas passé quelques semaines
chez un parent qui était ouvrier, dans une de ces vastes maisons
entièrement peuplées de ménages pauvres, comme il
voulait en décrire une? Plus tard, pendant ses années de
misère, n'avait-il pas longtemps vécu aussi au milieu des
ouvriers, et rue de la Pépinière, à Montrouge, et
rue Saint-Jacques, et boulevard du Montparnasse? Il se souvenait d'avoir
assisté à des choses étonnantes de couleur et d'allures
: à une mort notamment, et à des fêtes, et à
de grands repas joyeux, et à des bombances! Eh bien! il tirerait
parti de tous ces souvenirs; son livre serait une monographie complète
de la vie du peuple. Il y aurait une noce et un enterrement typiques; tous
les âges, toutes les variétés du travailleur, le laborieux
et l'ivrogne, l'honnête garçon et le souteneur de filles.
Pour en montrer quelques-uns au travail, les outils en main, il avait pris
déjà ses notes, était allé visiter avant son
départ de Paris une forge, un atelier de chaîniste travaillant
l'or, un lavoir de blanchisseuses. Enfin, pour faire parler les ouvriers,
il s'était aussi livré à une étude préparatoire
de linguistique ; même en dépouillant le « Dictionnaire
de la langue verte, » de Delvau, il avait découvert son titre
: l'Assommoir. Seulement, une chose qu'il n'avait pas encore, et
sur laquelle il restait très perplexe, c'était le drame même
du livre, c'est-à-dire le fil qui relierait ces divers documents,
l'affabulation autour de laquelle il mettrait en oeuvre, ses notes et ses
souvenirs. En un mot, il ne « tenait pas encore son drame, »
et cette pensée coupait court à son enthousiasme; son front
se rembrunissait soudain de l'expression soucieuse de l'homme qui cherche.
-- II me faudrait
quelque chose de très simple! soupirait-il.
Devant nous, à
perte de vue, les vagues au soleil faisaient danser des étincelles.
Le ciel, au-dessus de nos têtes, se creusait tout bleu. Et, comme
aucune nuée n'épaississait l'atmosphère, là-bas,
entre la mer et le ciel, la ligne d'horizon s'arrondissait en une immense
courbe, très nette.
-- Tenez, me dit-il
tout à coup en me désignant du doigt cette ligne d'horizon,
il me faudrait trouver quelque chose comme cela... Quelque chose de tout
à fait simple, une belle ligne allant tout droit... L'effet serait
peut-être aussi très grand.
Et il ajouta qu'il
se contenterait probablement de la simple vie d'une femme du peuple : ayant
eu deux enfants d'un amant, se mariant plus tard avec un autre homme, gentille
d'abord avec lui, courageuse au travail, arrivant même à s'établir
blanchisseuse, puis, à la suite de son mari tombé dans le
vin, roulant elle-même au désordre et à la misère.
Mais le noeud lui manquait, et il ne poussa le fameux : Eureka!
que lorsqu'il eut l'idée de faire revenir Lantier dans le ménage.
L'Assommoir était fait.
Telle fut la gestation
de ce septième roman de la série, qui devait le dédommager
de l'insuccès relatif des six précédents. L'écriture
de l'Assommoir lui prit plus de temps que celle de ses autres oeuvres.
Ce ne fut qu'après les deux premiers chapitres que lui vint l'heureuse
idée d'employer, dans le cours du récit, non pas, comme on
le dit, l'argot spécial des voleurs et des filles, mais le langage
populaire que tout le monde comprend. Il avait par conséquent dépouillé
les dictionnaires d'argot, ne cherchant pas à s'y faire une langue
de toutes pièces, voulant simplement s'y rafraîchir la mémoire,
y choisir, de façon à n'en oublier aucun, les termes dont
des ouvriers avaient fait le plus fréquemment usage devant lui.
Où l'auteur prend la parole, il adopta hardiment lui-même
cette langue des personnages du livre. Laisser-aller apparent de style,
qui n'est qu'un raffinement d'exactitude! Nouveau procédé
du roman moderne, où l'écrivain s'efface le plus possible,
afin de ne pas s'interposer entre l'intensité du drame et l'émotion
immédiate du lecteur! Cette forme neuve, pittoresque, fut sans doute
une des causes de la prodigieuse fortune de l'Assommoir. Le romancier,
que la vogue n'avait pas gâté jusqu'alors, ne se doutait guère,
en l'écrivant, que ce livre allait faire son trou dans la littérature
comme un boulet. Cependant, certains symptômes avant-coureurs se
produisirent, significatifs pour un oeil clairvoyant.
L'Assommoir
commença à paraître en feuilleton dans le Bien public,
journal démocratique. Déjà critique dramatique de
cette feuille, Zola lui vendit dix mille francs le droit de publier l'Assommoir
en feuilleton. Si les bons démocrates s'étaient imaginé
leur critique dramatique capable d'écrire pour eux une oeuvre de
flagornerie populacière, susceptible de « gratter »
les faubourgs et de servir d'appât à l'abonné républicain,
ils ne tardèrent pas à reconnaître leur erreur. Le
tirage n'augmenta pas sensiblement, tandis que les rares abonnés
se fâchaient. Comme à chaque publication d'un roman de Zola
dans un journal, il pleuvait des lettres de lecteurs scandalisés,
courroucés; cette fois, les reproches d'immoralité étaient
couverts par un reproche autrement grave aux yeux du Bien public :
celui de calomnier le peuple, d'insulter l'ouvrier. Ce débordement
d'injures prit de telles proportions que le directeur du Bien public
se vit obligé d'interrompre au milieu la publication d'un feuilleton,
que, d'ailleurs, je me hâte de le dire à sa louange, il eut
l'honnêteté de payer en entier.
Sur ces entrefaites,
M. Catulle Mendès, qui gouvernait alors une revue littéraire,
la République des lettres, vint demander à Zola de
lui laisser publier la partie du roman devant laquelle le républicanisme
du Bien public avait reculé. Ce fut un beau moment pour la
République des lettres, qui ne regretta pas les mille francs
que son directeur avait offerts au romancier, et qui, pendant quelque temps,
fut une revue très lue et très discutée. L'Assommoir
n'avait pas encore paru en librairie, qu'on s'était déjà
beaucoup plus occupé de lui que de ses aînés. Un vent
de discussions passionnées était dans l'air. Et je me souviens
que, dès cette époque, un de mes amis, M. Tony Révillon,
qui suivait le roman dans la République des lettres, me fit
la prédiction suivante :
-- Dites donc à
Zola qu'il peut être tranquille : son livre se vendra comme des petits
pâtés... L'Assommoir sera un succès extraordinaire.
Zola lui-même,
porté à voir les choses en noir, espérait bien un
succès; mais ses espérances les plus audacieuses n'allaient
pas très loin.
-- Je serais joliment
content, me disait-il, si celui-ci atteignait une dixième édition.
Après le
succès énorme, qui dépassa de beaucoup ses prévisions,
avant de se mettre tout de suite à Nana, sorte de contre-partie
de l' Assommoir, il pensa, toujours pour obéir à la
nécessité de varier, qu'il serait d'une bonne tactique de
placer, entre deux oeuvres très montées de ton, une note
de demi-teinte, plus douce et plus calme. Entre deux efforts, visant l'un
et l'autre à soulever un monde différent, l'auteur des Rougon-Macquart
voulut se reposer par une analyse intime, fouillant un petit coin d'humanité.
D'autre part, une de ses vieilles idées était d'étudier,
physiologiquement et psychologiquement, ce qui se passe dans un de ces
phénomènes qu'on nomme un amour, une passion. « Faire
cela dans une étude sobre, à deux ou trois personnages, d'analyse
pure, ce serait superbe ! » lui avais-je bien souvent entendu dire
: telle était la pensée primitive; mais, l'heure de la mettre
à exécution arrivée, une autre vieille idée
le sollicita à son tour -- une idée datant de l'époque
où il logeait rue Neuve-Saint-Etienne-du-Mont : -- faire de Paris,
vu d'une hauteur, une sorte d'être vivant, témoin muet d'un
drame, toujours là, et changeant d'aspect lui-même, suivant
les divers états d'âme des personnages. De cette idée
de virtuosité, jointe au projet de faire l'analyse exacte d'une
passion, est née Une page d'amour.
Ce fut encore dans
une villégiature, à l'Estaque, petit village au bord de la
Méditerranée, près de Marseille, que ce livre fut
écrit en grande partie : été de 1877. Zola, cette
fois, n'avait pas eu de notes à prendre; sauf pour les descriptions
de Paris, qui le firent monter plusieurs fois au Trocadéro. Il avait
aussi assisté à un bal d'enfants, pour pouvoir décrire
celui qui est le cadre d'un des chapitres. Une chose à noter, c'est
la division géométrique du livre : cinq parties, subdivisées
chacune en cinq chapitres. Et le dernier chapitre de chaque partie est
une grande description de Paris. « Une symétrie de damier!
» disait-il en souriant. Patiemment, sans grand contentement artistique,
il remplit, une à une, ses vingt-cinq cases, ne retrouvant un petit
frisson qu'aux cinq chapitres où il s'attaquait à Paris.
Certains gymnastes doivent avoir ainsi la nostalgie du casse-cou : il leur
faut un trapèze sans filet, très haut, pour pouvoir travailler
avec enthousiasme.
Avec Nana,
l'auteur des Rougon-Macquart se retrouvait dans son élément
: en plein casse-cou! Camper debout la « fille » moderne, produit
de notre civilisation avancée, agent destructeur des hautes classes
; écrire une page de l'histoire éternellement humaine de
la courtisane; montrer, dans une sorte de chapelle ardente, au fond d'un
tabernacle, le sexe de la femme, et, autour, un peuple d'hommes prosternés,
ruinés, vidés ou abêtis : tel était son sujet.
Sujet vaste, dont la difficulté s'aggravait pour lui de cette circonstance,
qu'il avait peu d'impressions personnelles sur la haute galanterie. En
ses années de misère, Zola n'avait coudoyé que le
vice d'en bas, celui des crémeries et des hôtels garnis. Plus
tard, ayant de l'argent à sa disposition, mais absorbé par
son idée fixe de littérature, ne sortant jamais de chez lui
que pour des courses hâtives, rentrant moulu, souvent en rage contre
la bêtise universelle, et ne se retrouvant heureux que dans son intérieur,
notre romancier ne s'était point aventuré dans le monde des
actrices pour rire et des « belles-petites. » Là encore,
comme pour la Curée, pour le Ventre de Paris et la
Faute de l'abbé Mouret, il eut besoin d'aller aux renseignements,
afin de voir certains coins de vérité et de deviner le reste.
Il connaissait bien les coulisses des théâtres, car il avait
déjà fait jouer trois pièces. Depuis longtemps, ses
documents étaient pris sur le mouvement de la scène, les
artistes, les figurants, les machinistes, les dessus et les dessous des
planches. Mais il n'était jamais allé dans les coulisses
des Variétés, le théâtre qu'il avait choisi
comme terrain de son roman, et ce fut un de nos auteurs dramatiques les
plus parisiens, M. Ludovic Halévy, qui lui servit d'introducteur.
Ils y passèrent ensemble toute une soirée, pendant une représentation
de Niniche.
Un homme du monde,
très parisien aussi et très initié, dont Zola avait
fait la connaissance chez Flaubert, déjeuna au café Anglais
avec lui, en tête à tête, dans un cabinet particulier
; et là, après le café, sur le champ de bataille même,
l'ancien viveur, fouillant dans ses souvenirs de haute cocotterie, se confessait
au romancier et lui racontait ce qu'il avait plus ou moins observé
chez toutes : comment elles passent leur journée;-- comment elles
se laissent aimer; -- à table, leurs goûts de perruche; --
leur tenue envers les domestiques, les créanciers, le monsieur qui
paye; -- la question de l'amant de coeur, etc., etc. Le romancier écoutait,
prenait des notes, posait de nouvelles questions. A quelques jours de là,
il visita, boulevard Malesherbes, l'hôtel d'une de ces dames. Il
put tout voir, tout noter : la disposition du salon communiquant avec une
serre, la chambre, l'importance du cabinet de toilette, même les
écuries, tout cela pour décrire en connaissance de cause
l'hôtel de Nana. Enfin, lui qui ne va nulle part, se fit aussi inviter
à un grand souper chez une demi-mondaine. Et, pendant les quelques
mois que dura ainsi la gestation de Nana, il ne nous recevait plus,
nous, ses amis, sans mettre la conversation sur les femmes, sans faire
appel à nos souvenirs. Un de nous lui donna tous les détails
sur la fameuse table d'hôte de la rue des Martyrs, où les
clientes, en entrant, « baisent la patronne sur la bouche. »
Un autre lui raconta l'arrivée, à cinq heures du matin, dans
un souper de filles, de plusieurs messieurs en habit noir, trop gais et
que personne ne connaît. Un autre lui donna le détail des
bouteilles de champagne vidées dans le piano. Et Zola écoutait
tout, notait tout, s'assimilait tout. La comparaison de l'abeille composant
son miel du suc de diverses fleurs, est bien vieille. Mais c'étaient
de véritables fleurs de vice que nous lui apportions, ou qu'il récoltait
ainsi lui-même, à droite et à gauche: faisant d'ailleurs,
ensuite, un triage sévère, résistant souvent à
l'attirance de leur beauté maladive, lorsqu'elles n'entraient pas
dans la logique de son sujet; en un mot, ne cédant pas à
l'imagination, cette faculté dangereuse que Balzac appelle, avec
raison, « une cause d'irrégularité et d'égarement
dans la production des oeuvres d'art ! »
Tous ses matériaux
amassés, puis triés, assimilés, distribués
méthodiquement dans un plan, -- besogne qu'il fit au milieu de la
paix des champs, dans son vaste cabinet de travail de Médan, inauguré
au printemps de 1879, -- Zola écrivit en très grosses lettres,
au haut d'une page, Nana, -- titre dont la brièveté
et la simplicité le ravissaient, -- et commença son premier
chapitre. Toute une moitié de l'oeuvre fut composée dans
la plus profonde solitude, non sans un petit frisson intérieur,
quelquefois, le matin, à la pensée qu'il ne fallait pas faire,
cette fois, plus mal que l'Assommoir; en somme, en plein calme et
dans une parfaite santé littéraire. Chaque mois, il faisait
un chapitre, quarante à quarante-cinq pages, en une quinzaine de
jours de travail; les jours de feuilleton dramatique du Voltaire,
et son article de Russie écrit en une semaine, plus un court voyage
à Paris, occupant les quinze autres jours. De mois en mois, les
chapitres s'empilaient. Bientôt, près de la moitié
de l'oeuvre se trouva faite. Tout se passait donc à merveille, lorsqu'une
circonstance regrettable se produisit ; regrettable moins pour l'oeuvre,
qui heureusement n'en souffrit pas, que pour la santé physique et
morale de l'auteur.
Voici. On était
alors fin septembre. Depuis cinq mois environ, un nouveau directeur était
entré au Voltaire, avec l'idée de lancer le journal
par la publication en feuilleton de Nana, tambourinée partout.
D'un autre côté, dans sa période de gêne et d'obscurité
relative, Zola pouvait sans aucun inconvénient laisser le journal
commencer la publication de ses romans, avant que lui les eût terminés.
Une avance de quelques chapitres lui suffisait pour ne pas se laisser rejoindre;
et cela, sans rien sacrifier à la hâte, sans tomber dans la
fabrication. Donc, cette fois encore, n'étant plus pressé
par le besoin d'argent, mais étant pressé par l'impatient
directeur du journal, il crut devoir céder. Le Voltaire annonça
donc Nana pour le 15 octobre.
Mais Zola se rendit
compte de son imprudence, lorsqu'il était trop tard pour revenir
sur sa décision. Le Voltaire s'était livré
à une véritable débauche de publicité, multipliant
partout les affiches : dans les journaux, sur les murs, sur la poitrine
et au milieu du dos d'une légion de « sandwichs, » et
jusqu'à l'extrémité du tuyau en caoutchouc où
l'on prend du feu, dans chaque bureau de tabac. « Lisez Nana!
Nana !! Nana !!! » Et le roman n'était écrit qu'à
moitié. Au point où il en était de son travail, l'auteur
n'avait encore aucune certitude. L'oeuvre pouvait, aussi bien venir dieu
que table ou cuvette. Et voilà que l'oeuvre était déjà
livrée en pâture à la foule, dévorée,
discutée, applaudie, outrageusement niée surtout ! Le premier
feuilleton était à peine paru, qu'une polémique s'ouvrait
dans les journaux et que des chroniqueurs, se posant en critiques sérieux,
démontraient déjà par A plus B que le roman était
manqué, absolument manqué, et que ce serait un four. Déplorables
conditions de travail pour une nature nerveuse. Le romancier avait beau
ne pas bouger de Médan, s'enfoncer de plus en plus dans son grand
effort. Chaque jour, c'étaient des journaux et des lettres qui venaient
l'exaspérer, le faire douter de lui et de son oeuvre, qui le jetaient
dans de troublantes et douloureuses distractions. Se mettre à son
bureau devant une feuille blanche, et sentir braqués sur soi les
canons de la chronique et du reportage, cela est sûrement fort désagréable.
Que de fois, pendant l'enfantement de ce neuvième roman de la série,
ne dut-il pas se reporter avec mélancolie au grand calme dans lequel
il travaillait, jadis, avant le succès! Aujourd'hui, il gagnait
beaucoup d'argent, son nom était dans toutes les bouches, mais des
angoisses nouvelles enfiévraient sa production, et il ne se sentait
pas plus heureux.
D'ailleurs, le
résultat matériel fut magnifique. Nana, qui parut
le 15 février 1880, fut tirée d'emblée à cinquante
éditions, c'est-à-dire à cinquante-cinq mille exemplaires!
fait inouï et, je crois, unique dans la librairie française.
Ces cinquante-cinq mille volumes étaient tous vendus d'avance aux
libraires de Paris, de la province et de l'étranger, dont plusieurs
avaient fait leur commande depuis un an. La preuve, c'est que le jour même
de la mise en vente, M. Georges Charpentier envoya à son imprimeur
l'ordre de tirer dix autres éditions. Aujourd'hui, la centième
édition est de beaucoup dépassée.
L'Assommoir,
dont le succès matériel, moins instantané que celui
de Nana, fut aussi formidable, suit de près, arrive bon second,
à peine distancé de quelques milliers d'exemplaires. Et les
sept autres romans de la série, entraînés par l'action
de ces deux favoris, viennent à la suite, diversement échelonnés,
-- les plus osés, ceux contenant le moins de concessions, en avant
! -- tous portés par une impulsion générale irrésistible.
Littérairement, les Rougon-Macquart sont encore très
discutés, et les intentions les plus nettement affirmées
de l'auteur, méconnues, niées, travesties; mais, matériellement,
commercialement, c'est le succès: succès longtemps indécis,
obtenu par une accumulation d'efforts, aujourd'hui définitif.
Maintenant, un
dernier mot.
La série
doit compter vingt romans. Ce chiffre n'est qu'approximatif. Il peut varier,
selon ce qu'il reste à Zola, de vie non seulement, mais aussi de
force et de courage. Que de fois, depuis quelque temps surtout, n'ai-je
pas entendu ce grand travailleur soupirer mélancoliquement après
la minute où il écrira le mot « fin » au bas
de la dernière page du « roman scientifique, » celui
qui doit contenir la synthèse de l'histoire naturelle et sociale
de toute la famille! « -- Et après, que ferez-vous? -- Après?
mon ami, après? je ferai peut-être autre chose, quelque chose
de tout différent... De l'histoire par exemple : oui! quelque chose
comme une Histoire générale de la Littérature française...
Ou des contes pour les petits enfants... Ou, peut-être, rien... Je
serai si vieux! je me reposerai. »
Des onze oeuvres
environ que doit encore écrire celui qui a déjà soif
de repos, je ne saurais donner une liste exacte ni définitive. Je
ne puis que faire appel à ma mémoire et dire un mot des quelques
idées favorites sur lesquelles il revient toujours dans ses conversations
: idées de roman qu'il traitera à coup sûr, j'ignore
dans quel ordre, et il l'ignore lui-même.
L'auteur des Rougon-Macquart
fera un second roman sur le peuple. L'Assommoir décrit les
moeurs de l'ouvrier; il reste à étudier sa vie sociale et
politique. Les réunions publiques, ce qu'on entend par la question
sociale, les aspirations et les utopies du prolétariat y seront
analysées.
Un « roman
militaire » racontera Sedan, la débâcle du second Empire.
Le romancier se propose, quand il en sera là, d'aller visiter le
champ de bataille, et de se faire expliquer sur les lieux, par quelque
officier d'état-major, les principales opérations de la campagne.
Il étudiera la vie militaire, telle qu'elle est, au risque de passer
pour un mauvais patriote.
Ensuite, je citerai
une grande étude sur les paysans. Depuis qu'il est propriétaire
à Médan, il vit au milieu d'eux et les observe. Attaché
à la terre, sa grande maîtresse, ne se livrant pas, sournois
et méfiant, ne disant jamais ce qu'il pense, quelquefois ne pensant
même rien, le paysan est bien difficile à connaître.
Je ne crois pas que le romancier se mette à cette oeuvre avant d'avoir
accumulé patiemment beaucoup d'observations. Parmi les choses qu'il
a déjà vues et notées, se trouve cette scène
fantastique : des cultivateurs, hommes, femmes et enfants, réveillés
au milieu delà nuit par une tempête de grêle, et courant
après l'averse, sous un ciel noir comme de l'encre, avec des lanternes,
pour constater l'état de leurs récoltes.
Une oeuvre dont
les documents lui donneront moins de peine à réunir, c'est
le roman qu'il compte faire sur l'art. Ici, il n'aura qu'à se souvenir
de ce qu'il a vu dans notre milieu et éprouvé lui-même.
Son personnage principal est tout prêt: c'est ce peintre, épris
de beau moderne, qu'on entrevoit dans le Ventre de Paris; c'est
ce Claude Lantier dont il dit, dans l'arbre généalogique
des Rougon-Macquart : « Claude Lantier, né en 1842; -- mélange,
fusion ; -- prépondérance morale et physique de la mère
(Gervaise, de l'Assommoir); hérédité d'une
névrose se tournant en génie. Peintre. » Son projet
est de raconter dans ce roman ses années de Provence, cette première
jeunesse si curieuse, si particulière, dont j'ai essayé de
donner une idée. Un voyage dans le Midi lui sera nécessaire
pour « faire une Provence vraie. » Je sais qu'il compte étudier,
dans Claude Lantier, la psychologie épouvantable de l'impuissance
artistique. Autour de l'homme de génie central, sublime rêveur
paralysé dans la production par une fêlure, graviteront d'autres
artistes, peintres, sculpteurs, musiciens, hommes de lettres, tout une
bande de jeunes ambitieux également venus pour conquérir
Paris : les uns ratant leur affaire, les autres réussissant plus
ou moins ; tous, des cas de la maladie de l'art, des variétés
de la grande névrose actuelle. Naturellement, Zola, dans cette oeuvre,
se verra forcé de mettre à contribution ses amis, de recueillir
leurs, traits les plus typiques. Si je m'y trouve, pour ma part, et même
si je n'y suis point flatté, je m'engage à ne pas lui faire
un procès.
Outre le roman
scientifique, le roman socialiste, le roman militaire, le roman sur les
paysans et le roman sur l'art, tous les cinq d'une grande importance, voici
deux autres projets qui tiennent tout particulièrement au coeur
de Zola:, un roman sur les grands magasins comme le Louvre ou le
Bon Marché, et un roman sur les chemins de fer.
L'attrait de ces
deux sujets consiste surtout dans leur modernisme, et je crois que l'auteur
des Rougon-Macquart leur accordera un tour de faveur. D'une part,
s'attaquer au nouveau commerce, raconter l'histoire d'un de ces immenses
établissements qui occupent tout un peuple d'employés, le
prendre à ses débuts modestes, une petite boutique s'accroissant
de jour en jour, ruinant les maisons rivales, finissant par accaparer toute
la vie commerciale d'un grand quartier de Paris; et dépeindre en
même temps l'étonnant milieu moderne, tout contemporain, produit
par l'agglomération d'employés des deux sexes fourmillant
dans un de ces prodigieux caravansérails : quel thème attirant
pour l'auteur du Ventre de Paris !
D'autre part, un
sujet bien inexploré aussi, et qu'il traitera prochainement, en
s'y donnant tout entier, c'est le roman « sur les chemins de fer.
» A Médan, en face de sa maison, au bas du jardin en pente
terminé par une haie, passe la ligne de Normandie. Cent trains par
jour montent ou descendent, donnant un petit ébranlement aux vitraux
de la large baie de son cabinet de travail : trains express vertigineux
s'engouffrant sous le pont au-dessus duquel passe l'allée de beaux
arbres qui conduit à la Seine ; trains omnibus que l'on entend venir
de plus loin, puis dont le bruit se prolonge dans la vallée ; trains
de marchandises relativement si lents que l'on compterait presque les tours
de roue et qu'on a tout le temps de voir, émergeant des wagons à
bestiaux, quelque mufle de boeuf en destination de la Villette, stupidement
levé vers les nuages. Quand la nuit tombe, chaque locomotive apparaît
dans une rougeur, et la lanterne grenat du dernier wagon semble quelque
temps une étoile qui fuit. L'enfoncement dans le noir, de tout cet
inconnu qui passe devant vous; semble plus irrémédiable.
Eh bien! à cette heure mélancolique de la nuit tombante,
lorsqu'on ne voit plus assez pour écrire ou pour lire, c'est en
attendant les lampes, que Zola, accoudé sur le large balcon de son
cabinet, m'a souvent parlé de ce plan favori:
-- « Ce que
je vois déjà, au milieu de vastes plaines, pelées
et désertes comme des landes, dans une profonde solitude, c'est
une de ces toutes petites maisons de garde, sur le seuil de laquelle on
aperçoit parfois une femme qui tient le drapeau vert, au passage
des trains... Et là, au bout du monde et à deux pas pourtant
de ce formidable va-et-vient de la voie, de ce perpétuel fleuve
de vie qui coule et remonte sans s'arrêter jamais, je rêve
quelque drame bien simple, mais profondément humain, aboutissant
à une catastrophe épouvantable, peut-être à
un choc de deux trains volontairement causé pour assurer une vengeance
personnelle... Ça ou autre chose ! vous savez que l'affabulation
d'une oeuvre ne me gêne pas et m'importe peu... Mais, ce qui m'importe,
ce que je veux rendre vivant et palpable, c'est le perpétuel transit
d'une grande ligne entre deux gares colossales, avec stations intermédiaires,
voie montante et voie descendante. Et je veux animer toute la population
spéciale des chemins de fer : employés, chefs de gare, hommes
d'équipe, chefs de train, chauffeurs, mécaniciens, gardes
de la voie, employés du wagon des postes et télégraphes.
La télégraphie jouera un grand rôle dans mon oeuvre
; comme dans la réalité, on y entendra à chaque instant
le tintement de la sonnette électrique, signalant une dépêche.
On fera de tout dans mes trains : on y mangera, on y dormira, on y aimera,
il y aura même une naissance en wagon ; enfin l'on y mourra... Et,
ce n'est pas tout : vous allez peut-être me traiter de vieux romantique,
mais je voudrais que mon oeuvre elle-même fût comme le parcours
d'un train considérable, partant d'une tète de ligne pour
arriver à débarcadère final, avec des ralentissements
et des arrêts à chaque station, c'est-à-dire à
chaque chapitre. »
Donc, les Chemins
de fer, les Grands Magasins, l'Art, les Paysans, l'Armée, le Prolétariat,
et, pour conclusion à toute la série, la Science, tels sont
les sept grands sujets, d'une importance capitale, que Zola traitera à
coup sûr, et ajoutera aux neuf romans déjà existants
: total seize. Si, comme il l'a fait déjà avec une Une
Page d'amour, oeuvre moins en avant et moins ambitieuse, exécutée
entre l'Assommoir et Nana par tactique, par délassement
aussi, il intercale entre les grands ouvrages dont je viens de parler,
des oeuvres soi-disant de repos ou de récréation, sortant
de sa manière ordinaire afin d'apporter de la variété,
le chiffre de vingt volumes que j'ai annoncé sera atteint.
Enfin, il me reste
à parler du roman qui va paraître.
Zola comptait,
après Nana, exécuter une oeuvre de sympathie et d'honnêteté,
ayant pour thème principal: « la douleur » et, pour
personnage central, Pauline Quenu. Vers la fin de l'hiver dernier, en mars
et avril 1881, il se mit au plan de cette oeuvre. Mais il ne parvint pas
à se satisfaire. Le drame qu'il entrevoyait, à trois personnages,
et qu'il voulait très simple, très poignant, présentait
certaines lacunes. D'un autre côté, il lui aurait fallu, dans
ce roman sur « la douleur, » recourir à des souvenirs
autobiographiques, qui eussent cruellement ravivé une perte récente.
Sur ces entrefaites, il écrivit pour le Figaro un article
intitulé « L'adultère dans la bourgeoisie, »
qui contenait cette phrase : « Si, dans le peuple, le milieu et l'éducation
jettent les filles à la prostitution, le milieu et l'éducation,
dans la bourgeoisie, les jettent à l'adultère. » Cette
idée de l'adultère, considéré comme plaie dominante
de la classe bourgeoise, le préoccupait et l'amena un jour à
se demander s'il n'y avait pas là matière à écrire,
sur cette classe, un pendant à l'Assommoir. Une brusque clarté
se fit dans son esprit. Il conçut Pot-Bouille, et remit à
plus tard le roman au plan duquel il travaillait et dont le sujet venait
mal.
De même qu'il
avait pris, rue de la Goutte d'Or, une maison d'ouvriers, suant la misère
et le vice, il lui fallait maintenant, dans quelque beau quartier, choisir
une de ces modernes maisons aux dehors respectables ; ensuite, il lui fallait
l'étudier du haut en bas, rendre les murs transparents comme s'ils
étaient de verre, arracher leurs secrets aux lambris dorés,
voir tout ce qui se passe derrière une de ces façades de
luxe et d'hypocrisie. Et il trouva tout d'abord le titre : Pot-Bouille,
c'est-à-dire le pot-au-feu bourgeois, le train-train du foyer, la
cuisine de tous les jours, cuisine terriblement louche et menteuse sous
son apparente bonhomie. Aux bourgeois qui disent : « Nous sommes
l'honneur, la morale, la famille, » il voulait répondre :
« Ce n'est pas vrai, vous êtes le mensonge de tout cela, votre
pot-bouille est la marmite où mijotent toutes les pourritures de
la famille et tous les relâchements delà morale. »
Afin de mettre
cette idée en oeuvre, il chercha dans ses propres souvenirs et dans
ce que lui racontèrent ses amis, les cinq ou six histoires arrivées
dont il avait besoin, pour le plan touffu qu'il rêvait : une sorte
de page grouillante arrachée de la vie. Puis, après une promenade
à la rue de Choiseul, dans laquelle il plaçait sa maison
bourgeoise, et une visite à l'église Saint-Roch, où
plusieurs scènes devaient se passer, armé de toutes pièces,
il partit pour la campagne et commença l'oeuvre. Le plan d'abord.
Il enchevêtra et répartit en dix-huit chapitres les cinq ou
six histoires qu'il voulait mener parallèlement. La multiplicité
des fils, le grand nombre des personnages à faire agir, la diversité
exceptionnelle des faits, l'ont naturellement amené à tenter,
pour cette oeuvre, l'essai d'une formule littéraire qu'il cherche
depuis longtemps. Il veut se dégager de plus en plus de la scène
à panaches romantiques, mettre tout son effort dans la simplicité
et la vérité. Et rien que des descriptions de cinq lignes,
le strict nécessaire. Ainsi compris, le roman devient presque du
théâtre. L'écrivain s'efface de plus en plus, n'analyse
que par les faits : chaque chapitre est un acte nouveau, que les personnages
du livre jouent devant le lecteur.
Un dernier renseignement.
Le magasin Au Bonheur des Dames, dont il est question dans Pot-Bouille,
est l'embryon du Louvre ou du Bon-Marché colossal, qui sera étudié,
dans le roman sur les Grands Magasins.
Je me suis promis
de ne donner que des faits tout le long de ce livre. Je conclurai ici par
un fait encore. D'après la proportion du chiffre des éditions
des diverses oeuvres, sur « cent » personnes qui ont lu Nana
et l' Assommoir, seulement « quinze » à «
vingt » ont dû lire les autres. Donc, sur cent personnes qui
tiennent l'auteur des Rougon-Macquart pour un romancier cherchant
les bas-fonds de parti-pris, ne parlant qu'argot et se complaisant dans
l'ordure, « quatre-vingts » pour le moins portent un jugement
sans valeur, inique et précipité. L'unique conséquence
à tirer est celle-ci : l'oeuvre générale n'étant
pas achevée, pour la condamner ou pour l'admirer en connaissance
de cause, il faut attendre.
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