II*
ENFANCE A AIX
Le père est
mort. Le fils n'est qu'un bambin de sept ans. La mère a sur les
bras une lourde affaire, dont dépend la fortune, l'existence même
de la famille. Que vont devenir ces deux êtres faibles et désarmés?
En disant «
deux, » je commets une erreur; je devrais dire quatre. Les grands
parents maternels étaient venus se fixer à Aix, où
ils vivaient avec leur fille et leur petit-fils. Mais le grand-père,
vieux et retiré du commerce, ne s'occupait plus de rien. Qui était
bien vivant, par exemple, c'était la grand'mère. Une vraie
femme de la Beauce, native d'Auneau, très vive, très gaie,
très ronde. Une forte tête, débrouillarde, prête
a porter aussi gaillardement la gêne que la vieillesse. A soixante
et dix ans sonnés, pas un cheveu blanc! Tant que son gendre avait
vécu, elle était restée un peu dépaysée,
dans cet intérieur confortable, luxueux même, au milieu des
habitudes de vie large où se complaisait l'ingénieur vénitien.
Mais, lorsqu'on fut obligé de se passer de domestiques de tout faire
par soi-même dans le ménage, elle retroussa ses manches et
trima comme quatre, nullement attristée par ce revers de fortune,
plutôt rajeunie et ragaillardie. Les mauvais jours la trouvent debout.
Après des procès coûteux, mal engagés par la
veuve de François Zola, désastreusement perdus, les économies
s'en vont, le petit avoir des grands parents y passe. La ruine est là,
lente, mais certaine. Et alors, quant il fallut tirer quelques ressources
des derniers débris du luxe d'autrefois, ce fut la maman Aubert,
hardie, retorse, qui alla traiter avec les brocanteurs.
Ainsi, l'absence
du père se faisait cruellement sentir. L'activité courageuse
de la mère et de la grand'mère n'avait d'efficacité
que dans le cercle restreint du ménage et de l'économie domestique.
Les procès allaient mal. La fortune de la famille s'épuisait.
Que faisait, pendant ce temps-là, l'enfant qui devait la relever
un jour?
On le gâtait,
il était heureux. Il poussait inconscient et en toute liberté.
La mère et la grand'mère s'ingéniaient à lui
causer des joies, de ces bonnes joies enfantines, où l'être
encore neuf se précipite tout entier et sans arrière-pensée.
Tandis que les deux femmes en étaient réduites à vaquer
elles-mêmes aux soins de la vie courante, le petit Émile,
toujours au milieu d'elles, fourre son nez partout et veut tout voir.
Tant pis si leurs
mains sont à chaque instant ralenties par la présence du
gamin curieux, qui les accable de questions, qui, déjà, leur
impose à chaque instant ses volontés! Il ne faut pas le contrarier,
ce cher enfant, frappé si jeune d'un grand malheur ! Tel est tout
leur système d'éducation. Avec cela, devant leur demeure
de l'impasse Sylvacanne, il y a un vaste jardin. Pleine liberté
pour le petit de courir dans les allées, de se rouler sur le gazon,
dans la terre, de salir ses mains et ses vêtements. Tout, pourvu
que ça ne lui fasse pas de mal !
Un enfant, poussé
ainsi, sans plus de direction qu'un églantier, ne pouvait être
bien précoce. A sept ans et demi, Émile ne savait encore
ni A ni B. Un beau matin pourtant, les deux femmes se ravisent et tiennent
conseil. Le grand-père lui-même prend part a la délibération.
On ne peut laisser plus longtemps sans instruction le fils d'un ingénieur.
N'est-ce pas lui, l'avenir ? L'avoué et l'avocat, qui promettent
monts et merveilles, se trompent peut-être; les procès engagés
peuvent mal tourner; qui sait s'il n'y a pas dans cette petite tête
aux yeux doux, déjà réfléchis, au nez futé,
de quoi conjurer un jour la dureté du sort et l'injustice des hommes?
Et l'on parle de le mettre au collège. « Au collège,
intervient alors maman Aubert, il ira plus tard, quand il aura fait sa
première communion. Je me charge de tout... Donnez-moi jusqu'à
demain. » Et, son chapeau sur la tête, l'active vieille femme
trottait déjà, en quête d'un pensionnat.
Le lendemain même,
Émile entrait a la « pension Notre-Dame, » tenue par
M. Isoard. Pension bien modeste, qui existe encore à Aix. J'ignore
le nom du successeur de M. Isoard, qui continue à donner l'instruction
primaire aux enfants de la petite bourgeoisie de la ville. Mais, à
mon dernier voyage à Aix, je me souviens d'avoir passé devant
le pensionnat Notre-Dame. Un brouhaha joyeux de gamins en recréation
venait jusqu'à moi. Et je me suis demandé si, dans quelque
trente ans d'ici, un autre de ces jeunes élèves saperait
à son tour les croyances artistiques d'aujourd'hui et nous traiterait
de ganaches, nous autres naturalistes.
Émile Zola
passa cinq ans, de sept à douze, sous la férule peu redoutable
de ce premier père intellectuel. A sept ans, il s'entêtait
à ne pas savoir ses lettres, et M. Isoard devait le prendre tout
seul, au fond de son cabinet, où il lui apprit enfin à lire,
dans un exemplaire des fables de La Fontaine. Ce furent encore cinq belles
années. Il restait aussi libre que par le passé, courant
quand il voulait dans le jardin, grimpant aux arbres, pétrissant
le sable et la terre à sa guise, manquant la pension, si ça
ne lui disait pas d'y aller. Le fameux système: « Il ne faut
pas le contrarier ! » était toujours pratiqué. Même,
quand la famille quitta la maison de l'impasse Sylvacanne pour aller se
loger au Pont-de-Beraud, hors de la ville, en pleine campagne, l'assiduité
de l'externe du pensionnat Isoard devint tout à fait problématique.
Au lieu d'un simple jardin, les champs entiers, les champs qui n'ont pas
de clôture, lui furent ouverts. C'est là, le long de la Torse,
petit ruisseau adorable, ainsi nommé à cause des capricieuses
sinuosités de son cours, que le futur auteur des Contes à
Ninon commence à s'éprendre de ce large amour de la campagne,
qui, plus tard, sera à chaque instant la fantaisie et le côté
poétique de son oeuvre réaliste. La Torse, « torrent
en décembre, ruisseau si discret aux beaux jours, » se trouve
désignée dans l'invocation à l'amante idéale
des seize ans, « à Ninon, » qui ouvre le premier volume
du romancier.
Mais je ne voudrais
pas que ces rapprochements littéraires, qui me sollicitent à
chaque pas et auxquels j'ai peut-être tort de me laisser aller, donnassent
une idée fausse et convenue de cette enfance. On sera un jour quelqu'un,
mais on ne naît, pas avec une étoile au front. L'enfance d'un
artiste et celle d'un homme d'affaires, d'un commerçant, d'un huissier,
se ressemblent. Qui eût vu le jeune Émile à cet âge,
n'eût reconnu en lui qu'un enfant bien doué, ouvert, habitué
à suivre ses volontés, par suite franc et doux, plein d'initiative.
De là, à présager un avenir il y a loin. Si, à
huit ans, il aimait déjà la campagne, soyez sûr qu'il
ne s en doutait pas lui-même. Et un poète idyllique serait
venu lui lire un sonnet champêtre, qu'il ne l'aurait pas compris,
et serait allé faire ronfler sa toupie.
Il y jouait, à
la toupie, et aux billes, et au cheval fondu, de préférence
avec deux de ses petits camarades de pension : Solari et Marius Roux. Solari
est devenu sculpteur; Marius Roux, romancier et rédacteur du Petit
Journal. Tous deux sont restés ses amis les plus anciens, ceux
des premières galopinades.
A douze ans, par
conséquent en 1852, Émile Zola sortait de la pension Notre-Dame,
pour entrer au collège d'Aix, en huitième.
Au collège
! c'était sérieux, cette fois'. Maintenant, il est un grand
garçon. La mère et la grand'mère se saignent aux quatre
veines : Émile sera pensionnaire ! Seulement, pour qu'on puisse
aller le, voir tous les jours au parloir et le dorloter comme par le passé,
on quitte le Pont-de-Beraud, et l'on vient se loger en ville, rue Bellegarde.
En huitième,
Zola fut d'abord à la queue de la classe. Mais, intelligent et réfléchi,
plein d'une précoce prudence, il sentit qu'il était d'une
famille moins aisée de jour en jour, que rien n'était plus
incertain que l'avenir, qu'il ne serait jamais quelqu'un ou quelque chose
que par son travail. De plus, il avait trop bon coeur pour ne pas essayer
de donner une première satisfaction à sa mère et à
sa grand'mère. Ces excellentes femmes l'avaient toujours traité
en homme plutôt qu'en enfant, ne lui laissant rien ignorer de leurs
embarras, prenant déjà en tout son avis, comme si quelque
chose de la raison et de l'expérience du père pouvait leur
venir par la bouche du fils. Il se comporta donc en homme et obtint cinq
prix à la fin de l'année. Alors, dans sa hâte à
parvenir, peut-être aussi n'aspirant, comme tous les collégiens,
qu'à sortir au plus vite de « la boîte, » il voulut
sauter une classe et entra tout de suite en sixième.
Il passa encore
quatre ans et demi au collège d'Aix : sixième, --
demi-pensionnaire, -- pas de prix, antipathie entre l'élève
et un professeur, dont il a gardé un souvenir abominable ; cinquième
et quatrième, -- toujours demi-pensionnaire, --
et pas mal de prix, six ou sept. ; troisième,-- externe,
-- tous les premiers prix. Enfin, au milieu de sa seconde, lorsqu'il quitta
subitement le collège et la ville d'Aix, il était encore
incontestablement le plus fort de sa classe. Il faut ajouter ici que, au
commencement de la troisième, il avait bifurqué. Ayant, à
opter entre l'étude des lettres et celle des sciences, le futur
romancier naturaliste choisit par goût les sciences ; non qu'il dédaignât
les lettres; mais parce qu'il éprouvait, une répulsion pour
les langues mortes, le grec surtout, et pour certains exercices fastidieux,
tels que le thème et les vers latins. C'était un invincible
dégoût auquel se mêlait un peu de pose enfantine. Dans
les sciences elles-mêmes, il avait ses sympathies : assez peu enthousiaste
pour les mathématiques pures, très attiré vers les
sciences naturelles, le premier tout de même en composition dans
les unes et les autres.
Je le connais bien,
ce vieux. collège, qui, sous l'empire, s'appelait encore «
collège Bourbon. » Moi-même, j'y entrais en septième,
en 1857, quelques mois avant l'époque où l'élève
de seconde Zola partait pour Paris, au milieu de l'année scolaire.
J'y étais en troisième, quand mon ami et condisciple Antony
Valabrègue, le poète, me parla pour la première fois
« du fils de celui qui a fait le canal, » du fils Zola qui
commençait à écrire des livres, dans ce grand Paris
vers lequel nous nous sentions tous attirés. J'étais en rhétorique,
quand parurent les Contes à Ninon, que je dévorai
en classe, le volume caché dans un dictionnaire, tandis que le professeur
corrigeait un discours latin. Et maintenant encore, lorsque je me reporte
à cette époque, je revois tout : la petite place tranquille
et la fontaine des Quatre-Dauphins, dont les monstres rococo tordent leur
queue de pierre et crachent l'eau par leur bouche perpétuellement
ouverte ; la porte extérieure de la chapelle, noire en ce temps-là,
toujours fermée ; la fenêtre grillée du concierge que
nous allions gratter timidement, chaque fois que nous arrivions en retard.
Puis, la grande cour carrée, ombragée de quatre beaux platanes
; le grand bassin; la seconde cour, où étaient installés
le trapèze, la poutre, les parallèles. Et les « études
» du rez-de-chaussée, tristes, humides, manquant d'air. Et
les classes du premier étage, plus claires, plus gaies, avec leurs
fenêtres donnant sur les ombrages des jardins voisins. C'est dans
ce bon collège communal, où les études classiques
n'étaient pas bien fortes, mais où du moins une paternelle
discipline laissait à chaque élève ses qualités
et ses vices, ne faussant pas les personnalités naissantes, que
Zola passa de l'enfance à l'adolescence. Tel je l'ai vu depuis dans
sa vie d'homme de lettres, tel il était déjà sur les
bancs, J'en ai souvent causé avec lui, avec sa mère, avec
ses anciens camarades : il n'était ni un paresseux, ni un de ces
foudres de travail qui s'abêtissent sur les livres. C'était
un garçon intelligent et pratique, qui, sortant de classe avec un
devoir à faire, des leçons à apprendre, se disait:
« Tout cela est médiocrement agréable, mais il faut
que cela soit fait. Débarrassons-nous-en donc tout de suite, nous
nous amuserons après. » Et, à peine à l'étude
ou rentre chez lui, il s'installait à son pupitre, ne perdait pas
une minute, entamait courageusement sa besogne, mais en la simplifiant
le plus possible ; et il ne s'arrêtait que lorsqu'il était
au bout de sa tâche, Alors seulement, il se sentait libre, et profitait
largement de sa liberté. Pas d'excès de zèle en un
mot, rien que l'indispensable et le nécessaire. Aujourd'hui encore,
l'auteur des Rougon-Macquart est resté le même travailleur
consciencieux, mais modéré. Pour élever le monument
de sa haute ambition littéraire, tous les jours de l'année,
tous les matins à son lever, après avoir mangé un
oeuf sur le plat, sans boire, il s'installe dans son large fauteuil Louis
XIII, devant, son bureau où tout : encrier, buvard, livres, papier,
est méthodiquement rangé à sa place; puis, avec le
grattoir, il fait aussitôt la toilette de sa plume, la débarrassant
de l'encre séchée de la veille; puis, après un rapide
coup d'oeil jeté sur ses notes d'ensemble, il se met à l'oeuvre,
reprenant la page où il l'a laissée la veille, souvent au
milieu même d'une phrase, sans relire jamais ce qui précède
pour s'entraîner, comme ont besoin de le faire les travailleurs irréguliers
; et il ne s'arrête, il ne se met, à vivre de la vie ordinaire,
que lorsqu'il a achevé sa tâche quotidienne: quatre pages
le plus souvent, des pages de papier écolier ordinaire coupé
en deux, des pages d'une trentaine de lignes, sans marge, d'une écriture
compacte, ferme et régulière, sympathique à force
de logique et de clarté. Presque pas de ratures. On sent que cette
prose a été coulée là syllabe, à syllabe,
continuellement. Ce n'est rien que quatre pages, mais cela tous les jours,
tous les jours : la force de la goutte d'eau tombant à la même
place et finissant par entamer la pierre la plus dure ! Ce n'est rien,
mais, à la longue, les chapitres succèdent aux chapitres,
les volumes s'entassent sur les volumes, et l'oeuvre de toute une vie pousse,
multiplie ses branches, étage ses frondaisons, consume un grand
chêne destiné à monter haut et à rester debout,
dans la forêt des productions humaines. Quant à l'auteur,
c'est toujours l'élève du collège d'Aix, resté
méthodique et consciencieux, mais n'aspirant, souvent, qu'à
la minute où il pourra se croiser les bras, après avoir écrit,
le mot « fin, » au bas du dernier volume des Rougon-Macquart.
Nous n'en sommes
encore qu'au collégien. C'est sur les bancs du collège d'Aix,
qu'Émile Zola écrivit, ses premières oeuvres. En voici
la nomenclature complète, exactement recueillie : -- lº un
grand roman historique moyen âge, un épisode des croisades,
je crois, avec des détails pris dans Michaud ; -- 2º quelques
narrations et discours français, en vers ; -- 3º Enfoncé
le pion! comédie en trois actes, en vers. -- Des vers et de
la prose, du roman et, du théâtre, voyez-vous ça! c'était
complet, Le roman sur les croisades, de beaucoup plus ancien que le reste,
dut être fabriqué en huitième. Il en a conservé
le manuscrit, comme il a l'habitude de tout conserver : notes, plans, anciens
articles, lettres d'affaires, d'amis, simples billets ; je suis sûr
qu'il ne déchire qu'à regret ses notes de blanchisseuse.
Ce manuscrit, il me l'a montré un jour : il est écrit d'une
écriture courante, sans une rature, mais absolument illisible. Je
ne pus pas en déchiffrer un seul mot, l'auteur non plus. Les vers,
beaucoup moins enfantins, lisibles au moins, n'apparurent que plus tard,
en quatrième, surtout en troisième et en seconde, au moment
ou il commença à lire les poètes.
Plus jeune que lui
de sept ans, je ne l'ai pas connu à cette époque. Mais que
de fois, à Paris, depuis dix années, ne l'ai-je pas entendu
revenir sur ce sujet de prédilection : sa jeunesse ! Aussi, mes
documents -- je serais tenté de dire: rues souvenirs -- abondent.
J'ai déjà
expliqué ce que fut sa libre enfance. Je l'ai montré choyé,
gâté par deux excellentes femmes, bonnes jusqu'à la
faiblesse, élevé avec la liberté du Nord, pris au
sérieux et ayant voix délibérative comme un homme,
enfin la bride sur le cou pour les lectures, les amitiés, les parties
de plaisir. En avançant en âge, naturellement, cette liberté
précoce ne fit, que croître. Voici comment il en profita.
Au collège,
il s'était fait deux grands amis. Peu liant, pas tutoyeur, myope,
timide, naturellement très doux, déjà réfléchi
avec un grand fond de sérieux dans le caractère, le «
nouveau » ne sympathisait pas avec la tourbe de gamins braillards,
qui compose le fond des petites classes des collèges méridionaux.
En outre, cette engeance brutale trouvait de l'accent à ce camarade
bien élevé, né à Paris. On le traitait de «
parisien, » de « franciot! » Même, dans
la première enfance, il avait eu presque un défaut de langue,
moins un bégaiement caractérisé, que de la paresse
à prononcer certaines consonnes, le e et l's principalement
qu'il prononçait t: tautitton pour saucisson. Un jour pourtant,
vers quatre ans et demi, dans un moment d'indignation enfantine, il proféra
un superbe : cochon! Son père, ravi, lui donna cent sous.
Certes, sa langue s'était déliée depuis ; mais il
lui restait encore une circonspection devant certains mots, des lenteurs
de parole. Ce rien suffisait : il eût pu être très malheureux
sur les bancs. Heureusement, il fit la connaissance de deux garçons
sympathiques, du même âge, mais plus avancés d'une classe.
Cézanne, Baille et lui, furent tout de suite « les trois inséparables,
» comme on les appela bientôt. D'année en année,
leur liaison devint, plus étroite, à un tel point, qu'il
me serait impossible d'aller plus avant dans mon récit, sans raconter
cette grande amitié.
D'abord, ce ne fut
qu'une camaraderie de galopins, entrecoupée probablement de brouilles
passagères, et, qui sait? peut-être de calottes. Mais ces
calottes-là ne font jamais de mal, et plus tard, on se les rappelle
avec attendrissement. Les jours de sortie, tous trois s'attendaient à
la porte, et s'en allaient bras dessus bras dessous. Quelquefois, c'était
Baille, demeurant aux bains Sextius, que l'on accompagnait. Pendant qu'on
remontait le faubourg, une pierre, puis deux, puis quatre, fendaient l'air
au-dessus de leur tête, ricochaient contre les maisons d'en face.
Les trois amis devaient se garer, gagnaient l'abri de quelque porte cochère,
et assistaient de là à un dangereux spectacle. C'étaient
d'homériques batailles à coups de pierres, enfants du faubourg
contre enfants de la ville, deux bandes de marmaille sauvage se pourchassant
l'une l'autre avec des cailloux, continuant je ne sais quelle haine séculaire
de quartier à quartier. -- Lisez les pages 3l7 et suivantes de la
Faute de l abbé Mouret, où le frère Archangias
et Jeanbernat, au clair de lune, se lapident terriblement : ce n'est qu'un
ressouvenir de ces combats du faubourg. -- D'autres fois, on faisait le
tour de la ville, le long des vieux remparts crevassés et couverts
de lierre ; on « lézardait » au soleil, à l'abri
du mistral, le long de « la Cheminée du roi René ;
» ou bien, si la journée avait été chaude, on
sortait par la porte Bellegarde, et l'on montait aux « Trois-Moulins,
» pour respirer. D'autres fois, c'était un régiment
de passage que l'on allait voir faire son entrée sur le Cour, musique
en tête, puis à qui, le lendemain, dès l'aurore, on
faisait la conduite jusqu'au pont de l'Arc. Dans les Nouveaux contes
à Ninon, il y a des pages sur ces passages de troupes et sur
d'autres souvenirs de jeunesse. Les processions, par exemple ! les fenêtres
pavoisées d'étoffes voyantes ; la foule endimanchée,
accourue de toutes parts, assise sur des rangées de chaises et sur
le bord des trottoirs ; le milieu de la rue libre, comme une sorte de canal
creusé entre deux rives humaines ; puis les deux gendarmes à
cheval, ouvrant la marche ; les théories déjà allumés,
la bénédiction donnée du haut du grand reposoir, moment
solennel où les belles filles cessent de rire et de montrer leurs
jolies dents pour se cacher le front dans les mains ; tandis que les deux
petits canons pour rire, donnés par Louis XIV à la ville,
font la grosse voix.
Cependant, les années
s'écoulèrent, les trois inséparables ne furent plus
des bambins ne songeant qu'à courir les rues. On était, en
1855, et Émile Zola, lui, venait d'avoir quinze ans. Les ressources
pécuniaires de la famille avaient encore diminué. De la petite
maison de la rue Roux-Alphéran, ou l'on s'était installé
en quittant la rue Bellegarde, il avait fallu, le loyer devenant trop lourd,
aller se loger plus économiquement, cours des Minimes. Mais, à
quinze ans, on a bien autre chose que l'argent en tête! La puberté
s'éveillait. Nos amis se sentaient l'âme neuve, ils étaient
devenus riches tout à coup de désirs tumultueux. Et le coeur,
les sens, l'imagination sonnaient des fanfares éclatantes! Alors,
ils se mirent à lire, à lire passionnément, chacun
de son côté. Ils se prêtaient les volumes, puis, comparaient
leurs impressions, discutaient. Que lisaient-ils? De tout, certes, avec
la belle voracité intellectuelle de l'âge où le corps
et l'esprit n'ont pas encore achevé leur croissance. Surtout des
poètes ; peu de romans; de Balzac, rien encore. Alors, qu'arriva-t-il?
Tous les trois firent des vers : Zola naturellement, et Cézanne
devenu le peintre impressionniste que l'on sait, et Baille, aujourd'hui
professeur à l'École polytechnique et adjoint au maire du
XIe arrondissement.
On peut dès
lors reconstruire ce que fut cette adolescence à trois. D'abord,
pas de femme! De grands désirs sans doute. Mais l'excès même
de ces désirs aboutissant, vis-à-vis de la femme, à
une grande timidité. Tout au plus quelques amourettes avortées.
Pas de vie de café non plus'. On entrait dans un café, de
loin en loin, pour se rafraîchir; celui des trois qui avait de l'argent
payait ; et l'on s'en allait, échappant ainsi à l'abrutissement
du jeu, si fréquent dans la vie plate de la province. La ville?
Eh ! on la jugeait de haut, on la méprisait un peu, on y vivait
à part, le moins possible, n'y fréquentant pas d'autres jeunes
gens, sauf Marguery, un condisciple. Un charmant garçon celui-là,
qui avait succédé comme avoué à son père
et qui est mort tragiquement, dans une crise de folie, en se tirant un
coup de carabine : fin terrible que ne faisait pas prévoir son caractère
insouciant, ni sa bruyante gaieté. Une même passion d'enfant
pour la musique avait lié Zola et Marguery. Le principal du collège
s'étant avisé de créer une fanfare, Marguery apprit
le piston et Zola, qui n'a jamais eu d'oreille, dut choisir la clarinette.
Qui le dirait aujourd'hui ? Certain jour de procession générale,
en 1856, l'auteur de l'Assommoir a joué de la clarinette
toute une après-midi, derrière les autorités ecclésiastiques,
civiles et militaires, circulant dans les rues, en grand uniforme.
On fréquentait
aussi assidûment le théâtre de la ville. Le parterre
ne coûtait que vingt sous. Zola a peut-être vu jouer à
Aix dix-huit fois la Dame blanche et trente-six la Tour de Nesle.
Néanmoins, la grande débauche des trois amis n'était
ni le théâtre, ni la musique, ni le jeu, ni la femme.
C'était la
campagne. Une orgie saine de campagne, une soûlerie de grand air.
Toujours par monts et par vaux, dans les environs d'Aix : tantôt
sur les grandes routes, tantôt dans des sentiers de chèvres
et des gorges désertes. Des parties de chasse ou de pêche,
des baignades dans la rivière de l'Arc, des courses de dix lieues.
L'été surtout, pendant les vacances, ou les jours de congé,
à des trois heures du matin, le premier réveillé allait
jeter des pierres dans les contrevents des autres. Tout de suite, on partait,
les provisions depuis la veille préparées et rangées
dans les carniers. Au lever du soleil, on avait déjà franchi
plusieurs kilomètres. Vers neuf heures, quand l'astre devenait chaud,
on s'installait à l'ombre, dans quelque ravin boisé. Et le
déjeuner se cuisait en plein air. Baille avait allumé un
feu de bois mort, devant lequel, suspendu par une ficelle, tournait le
gigot à l'ail, que Zola activait de temps à autre d'une chiquenaude.
Cézanne assaisonnait la salade dans une serviette mouillée.
Puis, on faisait une sieste. Et, l'on repartait, le fusil sur l'épaule,
pour quelque grande chasse où l'on tuait parfois un cul-blanc. Une
lieue plus loin, on laissait le fusil, on s'asseyait sous un arbre, tirant
du carnier un livre, le poète favori : Hugo d'abord, plus tard Musset.
On finissait par discuter : quel était le plus fort des deux? Longtemps,
ils furent enthousiasmé par la rhétorique prodigieuse d'Hugo,
jouant ses drames, s'étourdissant à la musique de ses vers
déclamés tout haut ; mais Alfred de Musset les prit ensuite
tout entiers par son côté humain et vécu, et il resta
le plus cher, le plus lu, celui qui devait un jour jeter Zola dans son
amour de la passion et de la vie. La nuit tombant, ils revenaient à
petits pas, en discutant encore, en récitant à l'appui, des
vers sous les étoiles.
La velléité
les prit une fois de ne pas rentrer, de passer la nuit, toute une nuit,
dans une grotte. C'était une immense excavation naturelle, entre
deux énormes rochers, une fente très profonde qui allait
en se rétrécissant, et devait aboutir à quelque trou
de renard. Pour accomplir le haut fait, ils étaient venus quatre
: Baille avait amené son jeune frère. A la tombée
du jour, ils eurent soin de préparer au fond de leur grotte un lit
parfumé, sinon moelleux, de thym et de lavande. Bientôt, la
nuit vient, ils s'installent tous les quatre, s'étendent dans leurs
pardessus, et cherchent bravement le sommeil. Mais le temps s'est gâté.
Un gros vent siffle par les fentes des roches. Ils sont très mal
dans leur grotte. A la lueur de la lune, ils voient de grandes chauves-souris
tournoyer au-dessus d'eux. Enfin, ils n'y tiennent plus, ils renoncent
à leur beau projet, et, vers deux heures du matin, reprennent le
chemin de la ville. Mais, auparavant, ils enflamment les thyms et les lavandes,
pour s'offrir la vue d'un embrasement romantique. Les chauves-souris
épouvantées s'envolaient, avec des miaulements de sorcières
shakespeariennes.
Un jour, brusquement,
cette, belle vie insouciante cessa. Dès le commencement de 1857,
l'appartement du cours des Minimes étant devenu trop cher, il avait
fallu le quitter, et l'on était venu au coin de la rue Mazarine.
Ce fut là le dernier logement de la famille Zola à Aix, le
plus pauvre, rien que deux petites pièces donnant sur le «
barri, » sorte de ruelle faisant le tour de la ville : de chétives
maisons d'un côté, et de l'autre le mur en ruines du rempart.
La grand'maman Aubert mourut dans ce logement, en novembre 1857. La misère
était venue. Tout le mobilier vendu, des dettes, et les procès
interrompus, faute de provision à donner aux avoués : telle
était la situation. Vers la fin de l'année, Émile
Zola venait d'entrer en seconde, lorsque sa mère partit toute seule
pour Paris. Elle allait y jouer une dernière carte, solliciter pour
ses procès l'appui des anciens protecteurs de son mari. Tout à
coup, en février 1858, le fils reçoit une lettre de sa mère
qui l'appelle. « La vie n'est plus tenable à Aix. Réalise
les quatre meubles qui nous restent. Avec l'argent, tu auras toujours de
quoi prendre ton billet de troisième et celui de ton grand-père.
Dépêche-toi. Je t'attends. »
Après une
grande excursion d'adieu, au Tholonet et au « barrage, » Zola,
un soir, embrasse Cézanne et Baille. « Nous nous retrouverons
tous les trois à Paris. » Et, léger d'argent et de
bagage, incertain de l'avenir le coeur gros de quitter, peut-être
pour toujours, sa chère Provence, cette banlieue d'Aix, dont il
connaît les moindres recoins et dont il emporte en lui, comme une
bonne odeur fraîche, un enivrement d'adolescence au grand air, le
voilà en route pour la grande ville.
* Numéroté "I" dans
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