Emile Zola. L'Assommoir, 1877.
(Version hypertexte de Michael Lastinger)
[Après un mariage à la hâte, Gervaise Macquart, son nouveau mari Coupeau et tous les amis et parents invités à leurs noces voient leurs projets de promenade à la campagne se dissiper dans les torrents d'un gros orage. A la place, le cortège décide d'aller visiter le Musée du Louvre.]
On s'était engagé dans la rue de Cléry. Ensuite,
on prit la rue du Mail. Sur la place des Victoires, il y eut un arrêt. La mariée avait
le cordon de son soulier gauche dénoué; et, comme elle le rattachait, au pied de la
statue de Louis XIV, les couples se serrèrent derrière elle, attendant, plaisantant sur
le bout de mollet qu'elle montrait. Enfin, après avoir descendu la rue
Croix-des-Petits-Champs, on arriva au Louvre.
M. Madinier, poliment, demanda à prendre la tête du
cortège.
C'était très grand, on pouvait se perdre; et lui,
d'ailleurs, connaissait les beaux endroits, parce qu'il était souvent venu avec un
artiste, un garçon bien intelligent, auquel une grande maison de cartonnage achetait des
dessins, pour les mettre sur des boîtes. En bas, quand la noce se fut engagée dans le musée assyrien,
elle eut un petit frisson. Fichtre! il ne faisait pas chaud; la salle aurait fait une
fameuse cave. Et, lentement, les couples avançaient, le menton levé, les paupières
battantes, entre les colosses de pierre, les dieux de marbre noir muets dans leur raideur
hiératique, les bêtes monstrueuses, moitié chattes et moitié femmes, avec des figures
mortes, le nez aminci, les lèvres gonflées. Il trouvaient tout ça très vilain. On
travaillait joliment mieux la pierre au jour d'aujourd'hui. Une inscription en caractères
phéniciens les stupéfia. Ce n'était pas possible, personne n'avait jamais lu ce
grimoire. Mais M. Madinier, déjà sur le premier palier avec madame Lorilleux, les
appelait, criant sous les voûtes:
--Venez donc. Ce n'est rien, ces machines... C'est au
premier qu'il faut voir.
La nudité sévère de l'escalier les rendit graves. Un
huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée d'or, qui semblait les attendre sur
le palier, redoubla leur émotion. Ce fut avec un grand respect, marchant le plus
doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie
française.
Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des
cadres, il suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop
nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait
voulu comprendre. Que de tableaux, sacredié! ça ne finissait pas. Il devait y en avoir
pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le
Radeau de la Méduse; et il leur expliqua le
sujet. Tous, saisis, immobiles, ne
disaient rien. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général:
c'était tapé.
Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout
émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des
banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait
marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause
de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond;
mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le
salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant:
--Voilà le balcon d'où Charles IX a
tiré sur le peuple.
Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un
geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des
chefs-d'œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du
salon. Gervaise demanda le sujet des Noces
de Cana; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta
devant la
Joconde,* à laquelle il trouva une ressemblance avec une des ses tantes. Boche et
Bibi-la-Grillade ricanaient, en se montrant du coin de l'œil les femmes nues; les cuisses
de l'Antiope surtout leur causèrent un saisissement. Et, tout au bout, le ménage
Gaudron, l'homme la bouche ouverte, restaient béants, attendris et stupides, en
face de la Vierge de Murillo.
Le tour du salon terminé, M. Madinier voulut qu'on
recommençât; ça en valait la peine. Il s'occupait beaucoup de madame Lorilleux,
à cause de sa robe de soie; et, chaque fois qu'elle l'interrogeait, il répondait
gravement, avec un grand aplomb. Comme elle s'intéressait à
la maîtresse du Titien, dont elle trouvait la
chevelure jaune pareille à la sienne, il la lui donna pour la Belle Ferronnière, une
maîtresse d'Henri IV, sur laquelle on avait vu un jour un drame, à l'Ambigu.
Puis, la noce se lança dans la longue galerie où sont
les écoles
italiennes et flamandes.
Encore des tableaux, toujours des tableaux, des saints, des hommes et des femmes avec des
figures qu'on ne comprenait pas, des paysages tout noirs, des bêtes devenues jaunes, une
débandade de gens et de choses dont le violent tapage de couleurs commençait à leur
causer un gros mal de tête. M. Madinier ne parlait plus, menait lentement le cortège,
qui le suivait en ordre, tous les cous tordus et les yeux en l'air. Des siècles d'art
passaient devant leur ignorance ahurie, la sécheresse fine des primitifs, les splendeurs
des Vénitiens, la vie grasse et belle de lumière des Hollandais. Mais ce qui les
intéressait le plus, c'étaient encore les
copistes, avec leurs chevalets installés parmi le monde, peignant sans gêne; une
vieille dame, montée sur une grande échelle, promenant un pinceau à badigeon dans le
ciel tendre d'une immense toile, les frappa d'une façon particulière. Peu à peu,
pourtant, le bruit avait dû se répandre qu'une noce visitait le Louvre; des peintres
accouraient, la bouche fendue d'un rire; des curieux s'asseyaient à l'avance sur des
banquettes, pour assister commodément au défilé; tandis que les gardiens, les lèvres
pincées, retenaient des mots d'esprit. Et la noce, déjà lasse, perdant de son respect,
traînait ses souliers à clous, tapait ses talons sur les parquets sonores, avec le
piétinement d'un troupeau débandé, lâché au milieu de la propreté nue et recueillie
des salles.
M. Madinier se taisait pour ménager un effet. Il alla
droit à la
Kermesse de Rubens. Là, il ne dit toujours rien, il se contenta d'indiquer
la
toile,
d'un coup d'œil égrillard. Les dames, quand elles eurent le nez sur la peinture,
poussèrent de petits cris; puis, elles se détournèrent, très rouges. Les hommes les
retinrent, rigolant, cherchant les détails orduriers.
-- Voyez donc! répétait Boche, ça vaut l'argent. En
voilà un qui dégobille. Et celui-là, il arrose les pissenlits. Et celui-là, oh!
celui-là... Ah bien! ils sont propres, ici!
-- Allons-nous-en, dit M. Madinier, ravi de son succès.
Il n'y a plus rien à voir de ce côté.
La noce retourna sur ses pas, traversa de nouveau le
salon carré et la galerie
d'Apollon. Madame Lerat et mademoiselle Remanjou se plaignaient,
déclarant que les jambes leur rentraient dans le corps. Mais le cartonnier voulait
montrer à Lorilleux les bijoux anciens. Ça se trouvait à côté, au fond d'une petite
pièce, où il serait allé les yeux fermés. Pourtant, il se trompa, égara la noce le
long de sept ou huit salles, désertes, froides, garnies seulement de vitrines sévères
où s'alignaient une quantité innombrable de pots cassés et de bonshommes très laids.
La noce frissonnait, s'ennuyait ferme. Puis, comme elle cherchait une porte, elle tomba
dans les dessins. Ce fut une nouvelle course immense; les dessins n'en finissaient pas,
les salons succédaient aux salons, sans rien de drôle, avec des feuilles de papier
gribouillées, sous des vitres, contre les murs. M. Madinier, perdant la tête, ne voulant
point avouer qu'il était perdu, enfila un escalier, fit monter un étage à la noce.
Cette fois, elle voyageait au milieu du musée de la marine, parmi des modèles
d'instruments et de canons, des plans en relief, des vaisseaux grands comme des joujoux.
Un autre escalier se rencontra, très loin, au bout d'un quart d'heure de marche. Et,
l'ayant descendu, elle se retrouva en plein dans les dessins. Alors, le désespoir la
prit, elle roula au hasard des salles, les couples toujours à la file, suivant M.
Madinier qui s'épongeait le front, hors de lui, furieux contre l'administration, qu'il
accusait d'avoir changé les portes de place. Les gardiens et les visiteurs la regardaient
passer, pleins d'étonnement. En moins de vingt minutes, on la revit au salon carré, dans
la galerie française, le long des vitrines où dorment les petits dieux de l'Orient.
Jamais plus elle ne sortirait. Les jambes cassées, s' abandonnant, la noce faisait un
vacarme énorme, laissant dans sa course le ventre de madame Gaudron en arrière.
-- On ferme! on ferme! crièrent les voix puissantes des
gardiens.
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Mes remerciements à Diane Parent d'Ottawa, Canada et Philippe Lavergne du site Magister pour leurs suggestions et
corrections.
Pour des informations sur les oeuvres d'art, visitez les sites suivants:
Le Musée du Louvre
Le Webmuseum de Nicholas Pioch
Reproductions de tableaux de maîtres , le rayon de copies et de peintures originales d'Arrêt sur couleurs, site proposé par Jean-Luc Chossat.
ML
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