IX
MÉTHODE DE TRAVAIL
Chaque écrivain
se fait à lui-même une méthode de travail, appropriée
à son tempérament, à son originalité. Et c'est
en étudiant cette méthode, dont la foule, touchée
seulement des résultats, ne se préoccupe point, que l'on
peut démonter le mécanisme d'un talent et surprendre le jeu
intime de ses rouages.
La méthode
de travail de Zola se trouve clairement expliquée dans un ouvrage
de M. Edmondo de Amicis : Souvenirs de Paris et de Londres,
traduit de l'italien par madame J. Colomb. Il y a bien quelques erreurs
de détail et certaines lacunes, auxquelles je m'efforcerai de remédier;
mais je vais d'abord prendre les passages exacts, ceux qu'il me serait
impossible de ne pas répéter.
Pour donner plus
de vivacité à son exposé, M. de Amicis fait parler
l'auteur des Rougon-Macquart lui-même :
-- « Voici
comment je fais un roman. Je ne le fais pas précisément,
je le laisse se faire de lui-même. Je ne sais pas inventer des faits
ce genre d'imagination me manque absolument. Si je me mets à ma
table pour chercher une intrigue, un canevas quelconque de roman, j'y reste
trois jours à me creuser la cervelle, la tête dans les mains,
j'y perds mon latin et je n'arrive à rien. C'est pourquoi j'ai pris
le parti de ne jamais m'occuper du sujet. Je commence à travailler
à mon roman, sans savoir ni quels événements s'y dérouleront,
ni quels personnages y prendront part, ni quels en seront le commencement
et la fin. Je connais seulement mon personnage principal, mon Rougon ou
mon Macquart, homme ou femme, et c'est une vieille connaissance. Je m'occupe
seulement de lui, je médite sur son tempérament, sur la famille
où il est né, sur ses premières impressions et sur
la classe où j'ai résolu de le faire vivre. C'est là
mon occupation la plus importante : étudier les gens avec qui ce
personnage aura affaire, les lieux où il devra vivre, l'air qu'il
devra respirer, sa profession, ses habitudes, jusqu'aux plus insignifiantes
occupations auxquelles il consacrera ses moments perdus. »
C'est donc par
l'étude des milieux que débute Émile Zola. Ainsi je
l'ai montré, lorsqu'il écrivait Nana, assistant aux
premières représentations, étudiant les coins et les
recoins d'un théâtre, visitant la loge d'une actrice et l'hôtel
d'une fille, allant voir courir le grand prix. Pendant ce temps, il observe,
interroge, devine, toujours le crayon à la main. Ici, je coupe une
nouvelle citation dans l'étude de M. de Amicis, qui continue à
faire parler notre auteur :
-- « Après
deux ou trois mois de cette étude, je me suis rendu maître
de ce genre de vie; je le vois, je le sens, j'y vis en imagination, et
je suis sûr de donner à mon roman la couleur et le parfum
spécial de ce monde-là. En outre, en vivant quelque temps,
comme je l'ai fait, dans cette couche sociale, j'ai connu des personnes
qui lui appartiennent, j'ai entendu raconter des faits réels, je
sais ce qui s'y passe ordinairement, j'ai appris le langage qui s'y parle,
j'ai en tête une quantité de types, de scènes, de fragments
de dialogues, d'épisodes, d'événements, qui forment
comme un roman confus de mille morceaux détachés et informes.
Alors, il me reste à faire ce qui est le plus difficile pour moi
: rattacher avec un seul fil, de mon mieux, toutes ces réminiscences
et toutes ces impressions éparses. C'est presque toujours un long
travail. Mais je m'y mets flegmatiquement, et au lieu d'y employer l'imagination,
j'y emploie la logique. Je raisonne avec moi-même, et j'écris
mes soliloques, parole par parole, tels qu'ils me viennent, de façon
que, lus par un autre, ils paraîtraient étranges. Un tel fait
cela. Qu'est-ce qui découle ordinairement d'un fait de ce genre
? cet autre fait. Est-il capable d'intéresser cette personne? Certainement.
Il est donc logique que cette autre personne réagisse de cette manière.
Et alors, un nouveau personnage peut intervenir; un tel, par exemple, que
j'ai connu à tel lieu, tel soir. Je cherche les conséquences
immédiates du plus petit événement; ce qui dérive
logiquement[,] naturellement, inévitablement du caractère
et de la situation de mes personnages. Je fais le travail d'un commissaire
de police qui veut, sur un léger indice, découvrir les auteurs
d'un crime mystérieux. Je rencontre cependant souvent beaucoup de
difficultés. Parfois, il n'y a plus que deux fils à nouer,
une conséquence des plus simples à déduire, et je
n'en viens pas à bout, et je me fatigue, et m'inquiète inutilement.
Alors je cesse d'y penser, parce que je sais que c'est du temps perdu.
Il se passe deux, trois, quatre jours. Un beau matin, à la fin,
pendant que je déjeune et que je pense à autre chose, tout
à coup les deux fils se nouent, la conséquence est trouvée,
toutes les difficultés sont tranchées. Alors un flot de lumière
coule sur tout le roman. Je vois tout, et tout est fait. Je reprends une
sécurité, je suis sûr de mon affaire, il ne me reste
plus à accomplir que la partie la plus agréable de mon travail.
Et je m'y mets tranquillement, méthodiquement, montre en main. J'écris
chaque jour un peu, trois pages d'impression, pas une ligne de plus, et
le matin seulement. J'écris presque sans ratures, parce qu'il y
a des mois que je rumine tout; et, dès que j'ai écrit, je
mets les pages de côté et je ne les revois plus qu'imprimées.
Je puis calculer infailliblement le jour où j'aurai fini. »
M. de Amicis raconte
ensuite que Zola lui a montré tout le dossier de l'Assommoir.
Je donne encore cette citation, qui me parait tout à fait intéressante
:
« Sur les
premières feuilles, il y avait une esquisse des personnages : des
données sur la personne, le tempérament, le caractère.
J'y trouvai le plan du caractère de Gervaise, de Coupeau, de maman
Coupeau, des Lorilleux, des Boche, de Goujet, de madame Lerat ; ils y étaient
tous! On eût dit des notes d'un registre de questure, écrites
en langage laconique et très libre, comme celui du roman, et entremêlés
de raisonnements brefs, comme : -- Né ainsi, élevé
de telle façon ; il agira de telle manière. -- Dans un endroit,
je lus : « Et que pourrait faire d'autre, une canaille de cette espèce?
» -- Je me souviens, entre autres, de l'esquisse de Lantier, qui
était une liste d'adjectifs, lesquels formaient une gradation croissante
d'injures : grossier, sensuel, brutal, égoïste, polisson.
Dans quelques endroits on lisait : se servir d'un tel (personne connue
de l'auteur). Tout cela écrit avec ordre, d'une écriture
grosse et claire. -- Puis, les croquis des lieux me passèrent sous
les yeux, croquis faits à la plume, exactement, comme des dessins
d'ingénieur. Il y en avait un amas ; tout l'Assommoir dessiné
: les rues du quartier où se déroule le roman, avec les coins
et l'indication des boutiques ; les zigzags que faisait Gervaise pour éviter
ses créanciers ; les escapades dominicales de Nana ; les pérégrinations
de la compagnie des buveurs, de bastringque en bastringue et
de bousingot en bousingot ; l'hôpital et la boucherie
entre lesquels elle allait et venait, dans cette terrible soirée,
la pauvre repasseuse déchirée par la faim. La grande maison
de Marescot était dessinée en détail ; tout le dernier
étage, les paliers, les fenêtres, l'antre du croquemort le
trou du père Bru, tous ces corridors lugubres où l'on sentait
« un souffle de crevaison, » ces murs qui résonnaient
comme des ventres vides, ces portes d'où sortait une perpétuelle
musique de coups de bâton et de cris de mioches affamés. Il
y avait aussi le plan de la boutique de Gervaise, chambre par chambre,
avec l'indication des lits et des tables, et des corrections en plusieurs
endroits. On voyait que Zola s'y était amusé pendant des
heures, oubliant peut-être jusqu'à son roman, et plongé
dans sa fiction comme dans un souvenir personnel. -- Sur d'autres feuilles,
il y avait des notes d'un autre genre. J'en remarquai deux en particulier
: « vingt pages de description de telle chose , » -- «
douze pages de description de telle scène, à diviser en trois
parties. » On comprend qu'il avait en tête sa description,
formulée avant d'être écrite, et qu'il l'entendait
résonner, mesurée et cadencée, comme un air auquel
il ne manque plus que les paroles. Elle est moins rare qu'on ne pense,
cette manière de travailler au compas, même dans les choses
d'imagination. Zola est un grand mécanicien. On voit comment ses
descriptions procèdent symétriquement, en reprises séparées
quelquefois par une espèce de remplissage placé là
pour que le lecteur reprenne haleine, et divisées en parties presque
égales; comme celle des fleurs du parc, dans la Faute de l'abbé
Mouret, celle de l'orage dans Une page d'amour, celle de la
mort de Coupeau, dans l'Assommoir. Ou dirait que son esprit, pour
travailler ensuite tranquille et débarrassé des minuties,
a besoin de se tracer d'abord les limites précises de son travail,
de savoir exactement sur quels points il pourra se reposer, et quelle étendue
et quelle forme prendra son travail à l'imprimerie. Quand il a trop
de matière, il la rogne pour la faire rentrer dans ces limites,
et quand elle lui manque, il fait un effort pour l'agrandir jusque-là.
Il a un amour invincible pour les proportions, qui peut quelquefois engendrer
la prolixité, mais qui souvent, en forçant la pensée
à insister sur son sujet, rend l'oeuvre plus profonde et plus complète.
-- Outre ces notes, il y en avait d'autres, extraites de la Réforme
sociale en France, de Le Play, de l'Hérédité
naturelle, du docteur Lucas, et d'autres oeuvre dont il s'est servi
pour écrire son roman , le Sublime, entre autres, qui, depuis
la publication de l'Assommoir , a été réimprimé
et relu. Car c'est un privilège des chefs-d'oeuvre de mettre en
honneur même les oeuvre médiocres dont ils sont sortis. »
Ces pages sont
excellentes. Mais elles restent un peu confuses pour ceux qui connaissent
plus à fond la méthode de travail de Zola. Je vais donc donner
ici la façon précise dont il forme le dossier d'un roman.
D'abord, ce qu'il
appelle « l'Ébauche. » Il a choisi son Rougon ou son
Macquart, il sait dans quel milieu il veut le mettre ; et il connaît
l'idée générale ou mieux la pensée philosophique
qui doit régir le roman. Alors, la plume à la main, il cause
avec lui-même sur son personnage. Il cherche des figures secondaires
déterminées par le milieu. Il tâche de nouer quelques
premiers faits, que lui donne la logique des milieux et des personnages.
En un mot, il débrouille ses idées et arrête un sujet.
Mais tout cela reste encore tirés vague.
Après avoir
mis « l'Ébauche » dans une chemise, il passe à
ce qu'il appelle « les Personnages. » C'est, à proprement
parler, l'état civil des divers personnages. Il reprend chacun de
ceux qu'il a trouvés, en écrivant l'Ébauche, et lui
dresse des actes : histoire, âge, santé, aspect physique,
tempérament, caractère, habitudes, alliances, etc. En un
mot, tous les faits de la vie. Nouvelle chemise, naturellement.
Passant ensuite
au milieu, il va prendre des notes sur le quartier où se déroule
l'histoire. En outre il fait une étude des métiers de ses
personnages ; il visite les décors des grandes scènes ; il
réunit ainsi, dans une autre chemise, tous les détails techniques
qui lui sont nécessaires.
Puis, viennent
les documents extraits des ouvrages spéciaux, qui s'étiquettent
dans de nouvelles chemises Il en est de même des renseignements fournis
par les amis, des nombreuses lettres qu'il se fait écrire sur des
points particuliers, par celles de ses connaissances qu'il sait bien renseignées.
On voit que le
dossier grossit à vue d'oeil. C'est déjà tout un paquet
considérable de feuilles classées avec soin, de renseignements
qui dépassent parfois en matière le livre à écrire.
Mais, pourtant, il n'y a encore là que des notes. C'est à
ce moment que Zola s'occupe enfin du « plan. »
Il divise les matières
en un nombre arrêté de chapitres. Nouveau travail tout de
logique, très minutieux, très long. Cela devient une sorte
de composition rythmée, où chaque personnage reparaît
à des intervalles calculés, où les faits cessent et
reprennent, comme certaines phrases dans les symphonies musicales. Il est
à coup sûr un des romanciers qui composent avec l'art le plus
compliqué et le plus mathématique. M. de Amicis a raison
de l'appeler « un mécanicien, » car c'est vraiment de
la mécanique transcendante : on s'en apercevra un jour.
D'ailleurs, le
plan ne se fait pas d'un coup. Zola ne l'obtient que peu à peu,
par couches successives. C'est d'abord « l'Ébauche »
qu'il dépouille pour reporter à sa place chacun des faits
principaux. Ce sont ensuite « les Personnages » qu'il répartit
de la même façon : ici, le portrait physique de tel personnage
; là, un trait saillant de son caractère ; plus loin, les
changements amenés par les faits dans le tempérament de tel
autre; plus loin encore, l'état d'âme décisif où
il a voulu le conduire. Et il dépouille ainsi chaque dossier. Tout
doit entrer peu à peu, et à la place précise : le
quartier, la maison les lieux des grandes scènes. Non pas en bloc,
certes! mais espacé, balancé, distribué, selon les
exigences du récit et le besoin des situations.
Voilà donc
le plan enfin arrêté dans ses grandes lignes. Seulement, tout
cela n'est encore que dégrossi. Dans chaque chapitre, les matières
qu'il doit contenir sont un peu jetées à la pelle, au hasard
du dépouillement des dossiers partiels. Aussi, avant de se mettre
à écrire se trouve-t-il forcé, chaque fois qu'il aborde
un nouveau chapitre, de refaire ce qu'il appelle un « plan définitif.
» C'est-à-dire qu'il prend, dans le plan primitif, toutes
les notes amassées et qu'il les combine, les met en oeuvre dans
l'ordre nécessité par la déduction des chapitres déjà
écrits et par l'effet littéraire qu'il veut tirer du chapitre
à écrire. C'est un peu, alors, comme s'il arrêtait
la mise au point et la marche d'un acte de drame, dont il n'aurait réuni
d'abord que les matériaux. Et cela va d'un bout du roman à
l'autre, à mesure qu'il passe d'un chapitre au suivant.
Enfin, je ferai
remarquer que ce système de composition par sédiments successifs,
se continue au fur et à mesure qu'il écrit son livre ; car
le plan des chapitres futurs reste toujours ouvert, et il y reporte sans
cesse les notes recueillies en chemin. Ainsi, lorsque, dans un chapitre,
une note n'a pu être employée, parce qu'elle n'arrivait pas
à sa place, il la rejette dans un des chapitres suivants, à
l'endroit où il sent qu'elle se casera d'une façon logique.
En outre, pendant qu'il écrit, il découvre parfois tout d'un
coup que tel événement dont il s'occupe, que telle parole
qu'il prête à un personnage, doivent avoir plus loin un retentissement.
Et, pour ne pas perdre cette brusque illumination, il inscrit séance
tenante sur la feuille de papier qui lui sert d'appui-main ; puis, le chapitre
fini, il dépouille l'appui-main et reporte les notes qui s'y trouvent,
dans les chapitres à faire où elles doivent trouver place.
On voit combien
cette méthode de travail, procédant du général
au particulier, est à la fois complexe, logique et sûre. Un
ami de Zola, avec lequel j'en parlais, m'a dit que cela rappelait l'orchestration,
si savante et si nouvelle, de Wagner. J'ignore jusqu'à quel point
le rapprochement est juste. Mais il est certain que les oeuvre d'Émile
Zola, lorsque des profanes les ouvrent pour la première fois, doivent
leur produire un peu de l'étourdissement des opéras wagnériens.
On croit d'abord à une grande confusion; on est sur le point de
s'écrier qu'il n'y a là ni composition, ni règles.
Et, pourtant, lorsqu'on pénètre dans la structure même
de l'uvre, on s'aperçoit que tout y est mathématique, on
découvre une oeuvre de science profonde, on reconnaît un long
labeur de patience et de volonté.
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