MON CHER ALEXIS,

     Vous me demandez quelques fragments de mes oeuvres de jeunesse, pour accompagner l'étude biographique que vous avez bien voulu écrire sur moi. Je fouille dans mes tiroirs, et je ne trouve que des vers. Huit à dix mille dorment là, depuis vingt ans, du bon sommeil de l'oubli.

     Il serait certainement sage de ne pas les tirer de leur poussière. Moi seul peux sentir encore leur parfum, ce lointain parfum des fleurs séchées, qu'on retrouve après des années entre les pages d'un livre. Mais je cède à vos désirs, je prends une poignée de ces vers d'enfant, et je vous les donne, puisqu'il doit être intéressant pour vos lecteurs, dites-vous, de voir par où j'ai commencé. Ils seront la pièce à l'appui, après le procès-verbal.

     J'avoue que je cède aussi à un autre sentiment. De mon temps, nous imitions Musset, nous nous moquions de la rime riche, nous étions des passionnés. Aujourd'hui, l'imitation d'Hugo et de Gautier l'emporte, on a raffiné sur les orfèvreries des poètes impeccables, on a mis la poésie hors de l'humanité, dans le pur travail de la langue et du rythme. Eh bien! je veux dire que si, pour ma grande honte à coup sûr, je m'étais entêté à faire des vers, j'aurais protesté contre ce mouvement que je juge déplorable. Notre poésie française, après l'épuisement de la veine superbe de 1830, trouvera son renouveau dans un retour au vieux bon sens national, à l'étude vivante des douleurs et des joies de l'homme.

     Au demeurant, je n'ai pu relire mes vers sans sourire. Ils sont bien faibles, et de seconde main, pas plus mauvais pourtant que les vers des hommes de mon âge qui s'obstinent à rimer. Ma seule vanité est d'avoir eu conscience de ma médiocrité de poète et de m'être courageusement mis à la besogne du siècle, avec le rude outil de la prose. A vingt ans, il est beau de prendre une telle décision, surtout avant d'avoir pu se débarrasser des imitations fatales. Si donc mes vers doivent servir ici à quelque chose, je souhaite qu'ils fassent rentrer en eux les poètes inutiles, n'ayant pas le génie nécessaire pour se dégager de la formule romantique, et qu'ils les décident à être de braves prosateurs, tout bêtement.

     Chateaubriand dit dans ses Mémoires : « J'ai écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose. M. de Fontanes prétendait que j'avais reçu les deux instruments. » J'ai, moi aussi, écrit longtemps en vers avant d'écrire en prose ; mais. si j'ignore ce qu'aurait Prétendu M. de Fontanes, je sais bien que je me refuse totalement l'un des instruments, et qu'il y a des jours où je ne m'accorde pas même l'autre.

     Cordialement à vous,
 
 

                                                           ÉMILE ZOLA.
 
 

                                        Médan, 1er décembre 1881.
 



Rodolpho
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