VIII
LE CRITIQUE
Parallèlement
au roman et au théâtre, Émile Zola a toujours fait
de la critique. Cela tient a deux causes principales. D'abord, il a toujours
éprouvé cette « démangeaison critique »
dont parle Saint-Beuve, c'est-à-dire le besoin de juger les hommes
et les oeuvres ; démonter l'anatomie de quelqu'un ou de quelque
chose le tente continuellement. Ensuite, sans fortune, obligé de
faire du journalisme, méprisant fortement la politique, n'étant
ni boulevarder, ni reporter, uniquement épris de littérature,
il a été amené à faire de la critique littéraire
pour vivre.
Il y aurait une
troisième cause, qui, plus tard, est venue se joindre aux deux autres
: la nécessité de se défendre. Attaqué par
tous, longtemps seul contre tous, ayant des journaux sous la main et forcé
de livrer de la copie à jour fixe, il a fini par se battre pour
ses oeuvres, et, plus encore, pour ses idées, qui, d'ailleurs, étaient
celles d'un petit groupe littéraire auquel il appartenait depuis
longtemps. Je tire tout de suite cette conclusion : qu'il faut donc voir
en lui, non pas un chef d'école, -- prétention qu'il n'a
jamais eue et dont on lui a souvent imputé le ridicule, -- mais
un simple porte-drapeau, tenant haut et ferme l'étendard de ses
convictions littéraires.
Il y a déjà
seize ans, très jeune, encore employé dans la maison Hachette,
simple débutant de lettres, n'ayant publié que les Contes
à Ninon, Zola, grâce à ses relations de librairie,
découvrit un journal de province, le Salut public, de Lyon,
qui consentit à lui prendre régulièrement des chroniques
littéraires à... cent francs par mois. Question d'argent,
sans doute, puisque ces pauvres cent francs lui étaient bien nécessaires
pour arrondir son budget d'employé! Mais question littéraire
aussi, car, dès lors, on le voit affirmer des idées qui,
de 1865 à 1882, n'ont pas varié.
En effet, qu'on
relise ces articles du Salut public -- recueillis dans le volume
Mes haines, -- ceux surtout sur Victor Hugo, Taine, Erkmann-Chatrian,
Barbey d'Aurevilly, -- et l'on aura la preuve que tout le Zola d'aujourd'hui
était déjà en germe dans le Zola d'alors.
Plus tard, il transporte
le débat sur le terrain de la peinture, et engage (dans l'Événement,
de M. de Villemessant), cette première campagne de Mon salon,
qui soulève tant de scandale. Eh bien ! là, mêmes théories
que dans Mes haines ! Simple application aux arts plastiques des
idées déjà formulées pour la littérature.
On peut le suivre
dès lors dans tous les journaux où il a écrit : l'ancien
Événement, la Situation, le Rappel, la Cloche, le Corsaire,
l'Avenir national, et, plus tard, dans le Bien public, le Voltaire,
-- et, en Russie, dans le Messager de l'Europe, -- enfin, l'année
dernière, dans le Figaro : partout et toujours, dans tous
les domaines et dans chaque question, on retrouve le critique émettant
les mêmes vues générales, affirmant la même philosophie
artistique et littéraire.
Reprenons-le en
1876, lorsqu'il entra au Bien public. Ici encore, nous voyons agir
les deux causes déterminantes : besoin d'équilibrer son budget,
et démangeaison de porter dans le domaine dramatique la même
lutte qu'il avait soutenue dans le domaine littéraire et dans le
domaine artistique. Le théâtre, comme il l'a dit quelque part,
devint « son champ de manoeuvres. » Je le répéterai
: les idées qu'il y soutint furent identiques aux idées soutenues
dans Mes haines et dans Mon salon. Toujours le retour à
la nature, la mise en oeuvre des méthodes d'observation et d'expérimentation.
Seulement, il se passa alors un fait décisif. Lui, qui avait déjà
employé dans la préface de Thérèse Raquin
le mot « naturalisme, » le répétait fréquemment
; et ce fameux mot se trouva lancé. Ses ennemis le ramassèrent,
voulurent le ridiculiser, s'escrimèrent contre. Du coup, le mot
devint un drapeau, dans une bataille où le critique -- je n'insisterai
jamais trop -- n'apportait rien qu'il n'eût déjà dit,
en substance, dès 1860. On se souvient de tout ce tapage qui n'est
pas près de se calmer. L'école naturaliste fut ainsi fondée,
sans préméditation, grâce surtout aux aboiements de
la critique, qui lança de la sorte le groupe d'écrivains
qu'elle avait la prétention d'étouffer. Zola, pour sa part,
s'est toujours défendu d'être chef d'école ; son attitude
à cet égard n'a jamais varié ; et comme il le répète
à satiété, il n'a jamais fait que constater, en critique,
le mouvement même du siècle.
Il resta au Bien
public, tant qu'exista ce journal, puis passa au Voltaire, lorsque
celui-ci eût remplacé celui-là. Il y continua d'ailleurs
la même besogne : jugeant les grands comme les petits avec une belle
franchise, soulevant de temps à autre de profonds scandales dans
la presse. Il jouissait d'une liberté absolue dans cette feuille,
il y donnait une note toute personnelle et très différente
de celle des autres rédacteurs. Au milieu de l'été
1880, il y eut pourtant une rupture entre lui et le directeur du Voltaire,
rupture survenue à la suite d'un article où le critique avait
eu la sincérité de dire toute sa pensée sur le cas
du Gil Blas, qui reproduisit in extenso son feuilleton et
fit même des offres magnifiques à ce défenseur inespéré.
Les offres ne furent pas acceptés, et, depuis, -- comme auparavant,
du reste, -- le Gil Blas, qui compte dans sa rédaction deux
ou trois des grands ennemis littéraires du romancier, ne manque
pas une occasion de l'éreinter.
Au lieu d'aller
au Gil Blas, Zola rentra au Figaro, quitté par lui
en 1867. Il y a toujours eu en lui un peu du missionnaire, du convertisseur.
Et il était décidé à passer par-dessus toute
autre considération, pourvu que sa voix portât plus loin,
parmi les couches d'un public qui ignorait encore ses idées ou qui
ne les connaissait que par ouï-dire. D'autre part, sa vieille démangeaison
critique le prenait devant la politique. Après la littérature
-- après l'art -- après le théâtre, -- il croyait
devoir porter sa méthode dans un nouveau champ d'observation. Cette
politique, cette caverne obscure où se démènent bruyamment
tant de petits hommes poussés par l'intérêt personnel,
pourquoi ne pas tenter de l'éclairer, en y promenant le flambeau
de la méthode expérimentale ? Désireux d'élargir
le cercle de ses investigations, de tenter un essai de politique scientifique,
républicain avec cela, et d'autant plus aiguillonné par le
besoin de dire leur fait à des hommes comme MM. Floquet, Ranc ou
Jules Ferry, Zola, à faire encore du journalisme, ne pouvait en
faire que dans un journal de sceptiques, oïl toute liberté
lui était donnée.
J'ai, jusqu'ici,
laissé de côté le Messager de l'Europe, cette
Revue de Saint-Pétersbourg, où il a publié, traduits
en russe, de grands articles, dont quelques-uns firent tant de vacarme.
Je vais me répéter une dernière fois ; mais, en vérité,
je ne puis encore dire que les mêmes choses. Ce fut un besoin d'argent
et un besoin de juger les hommes et les uvres en toute sincérité,
qui décidèrent notre critique à écrire dans
un journal étranger. A ce moment-là, pas un journal à
Paris -- la littérature, bien plus qu'aujourd'hui, étant
reléguée au second plan -- n'eût consenti à
lui prendre de longues études littéraires, comme il méditait
d'en écrire. Même la suppression du Corsaire, à
la suite d'un de ses articles : le Lendemain de la crise, le faisait
regarder alors comme un journaliste très dangereux. Ce fut donc
son ami, le grand romancier russe, Ivan Tourguéneff, qui lui dit
un jour : « Mais puisqu'on ne veut pas de vous en France, désirez-vous
que je vous trouve, en Russie, une correspondance mensuelle? » Il
accepta.
Alors, le mois
suivant, en 1875, commença la campagne du Messager de l'Europe.
Zola, naturellement, y défendit, et dans des cadres beaucoup plus
larges, les idées qu'il avait défendues à Paris. Certains
mois d'ailleurs, pour varier, il donnait des nouvelles, des études
sociales, même des fantaisies, de simples chroniques. L'étude
qui eut le plus de retentissement, fut la fameuse étude : Les
romanciers contemporains. Il l'avait envoyée bien innocemment,
sans se douter le moins du monde du tapage et des colères qu'elle
allait soulever. Ce n'était pour lui que des notes, de courts portraits
rapidement écrits, et qu'il aurait voulu développer plus
tard, enfin une sorte de procès-verbal, une simple revue du roman
actuel.
J'ajouterai que
toutes ces études publiées par le Messager de l'Europe
ont paru en volumes. L'auteur les a classées logiquement par groupes.
Après avoir songé un moment à les retoucher, il s'est
décidé à les donner telles quelles, pour répondre
aux accusations qui l'ont, dans le temps, représenté comme
un calomniateur, écrivant en Russie, sous le masque d'une traduction,
ce qu'il n'oserait écrire en France. On le connaît bien peu,
quand on lui prête de pareils calculs.
Voici les divers
volumes qu'a produits cette collaboration de cinq ans à un journal
étranger :
l° Le roman
expérimental, contenant : l'étude de ce nom, puis Lettre
à la jeunesse, le Naturalisme au théâtre, l'Argent
dans la littérature, la République et la littérature;
2° Les romanciers
naturalistes, contenant : cinq grands portraits : Balzac, Stendhal,
Gustave Flaubert, Edmond et Jules de Goncourt, Alphonse Daudet, et
la fameuse étude Les Romanciers contemporains, qui produisit
tant de scandale;
3° Documents
littéraires, autre volume de portraits : Chateaubriand, Victor
Hugo, Musset, Théophile Gautier, les Poètes contemporains,
George Sand, Dumas fils, Sainte-Beuve, la Critique contemporaine, de la
Moralité dans la littérature.
En outre, Zola
compte réunir en deux volumes les nouvelles publiées à
Saint-Pétersbourg.
Il a également
réuni, en deux volumes, ses articles de critique dramatique du Bien
public et du Voltaire : 1° Le Naturalisme au théâtre
contient ses vues générales et leur application aux genres
divers du théâtre, -- 2° Nos Auteurs dramatiques
renferment, au nom de chacun de nos principaux auteurs dramatiques, les
différents articles écrits sur cet auteur.
Tels sont, avec
Mes Haines, le recueil d'articles publié en 1866, les résultats
de seize ans de critique. Cela fait six volumes, et il faut y ajouter le
recueil des articles du Figaro, qui va paraître sous ce titre
: Une campagne, 1880-1881.
Aujourd'hui, Zola
a quitté le journalisme. Le roman et le théâtre sont
des champs assez vastes pour qu'il y exerce l'activité du restant
de sa carrière littéraire. Ses idées générales
n'ayant jamais varié, il a dit son mot en critique -- mot dont il
faudra à coup sur tenir compte dans l'histoire littéraire
de la fin de ce siècle, -- et, sagement, de peur de se répéter
outre mesure, il préfère se taire.
Ces idées
générales de critique, quelles sont-elles? Ne faisant ici
qu'oeuvre d'historien, je n'entends pas donner une exposition complète
de ces idées, encore moins les approuver ou les combattre, en un
mot les discuter. Mais, sans sortir de ma besogne, qui est une simple constatation
des faits, cette étude contiendrait une lacune, si je ne plaçais
pas ici un aperçu sommaire des idées critiques d'Émile
Zola.
La première
formule fut donnée par lui dans Mon Salon : « Une oeuvre
d'art est un coin de la nature vu à travers un tempérament.
» Je remarque en passant que ce n'est qu'une traduction imagée
et très nette de la définition empruntée à
Bacon par Diderot : Homo additus naturae. Zola ne s'en est jamais
écarté; c'est-à-dire qu'il a toujours réservé
la question de la personnalité, et qu'il a ensuite pris la nature
comme base solide et nécessaire.
Parti du romantisme,
il en est arrivé à une sorte de classicisme rajeuni. C'est-à-dire
qu'il souhaite une forme sobre, nette, simple surtout. Mais il est d'avis
qu'on ne doit imposer aucune rhétorique, ou, pour mieux dire,
il accepte toutes les rhétoriques, par cela même qu'il a le
respect de toutes les personnalités.
Mettant donc à
part cette question des personnalités, où il ne croit pas
que le critique puisse intervenir, il étudie surtout les oeuvres
au point de vue de leurs rapports avec la nature. De là, ce qu'il
a nommé « le naturalisme, » c'est-à-dire le mouvement
qui, parti du dix-huitième siècle, est en train de remettre
en question toutes les connaissances, de reprendre l'étude du monde
par les méthodes d'observation et d'expérimentation. Le mouvement
a lieu dans toutes les manifestations de l'intelligence ; ce qui explique
comment notre critique a pu poursuivre sa campagne dans tous les domaines
: l'art, le théâtre, la politique elle-même, -- en retrouvant
partout le même courant, et en appliquant partout la même méthode
dé juger.
Son roman expérimental,
son roman naturaliste, n'est donc toujours, selon lui, qu'une des nombreuses
conséquences du travail scientifique du siècle. Il croit
que nous devons aujourd'hui étudier l'homme physiologique, comme
les écrivains des siècles passés étudiaient
l'homme métaphysique. Et cela, non seulement dans le roman, mais
au théâtre, en peinture, même dans le domaine politique.
Tel est le fond,
l'idée mère, la moelle de la critique d'Émile Zola.
Avec cela, il a noirci beaucoup de papier, écrit un nombre incalculables
[sic] d'articles. Il en écrirait des centaines encore, qu'il
ne remuerait pourtant pas autre chose. Et, en terminant, je ne puis que
constater une dernière fois l'absolue unité de vue, la marche
continue vers un but fixe, le développement entêté,
et pourtant progressif, de cet esprit.
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