Sans argent, ayant
perdu le chimérique espoir de tirer par des procès une fortune
de l'oeuvre de son père, obligé de gagner immédiatement
son pain, que pouvait faire Émile Zola ? Tel fut le problème
qui se dressa tout de suite.
Les premières
semaines, après la sortie du collège, sont d'habitude pleines
de charme pour les fils de familles riches, enchantés de se sentir
enfin la bride sur le cou, n'ayant que l'embarras du choix devant toutes
les carrières ouvertes. -- « Oh ! rien ne presse ! Nous avons
le temps de songer au sérieux ! Pour l'heure, amusons-nous. D'ailleurs,
nos parents ont travaillé, notre famille est là, pour nous
entretenir en joie et en paresse. » -- Zola, lui, ne put dire que
ceci: « Comment vais-je manger demain ? »
Manger, et payer
le terme, et se vêtir ! Si encore il avait eu un métier manuel
dans les doigts ! Son embarras et son découragement furent tels,
qu'il se demanda, un instant, s'il ne devait pas entrer dans une imprimerie,
pour apprendre le métier de typographe.
Quelques semaines
après, au commencement de 1860, le même M. Labot, qui lui
avait fait obtenir une bourse au lycée, lui procura bien une place.
Mais quelle place ! Soixante francs par mois, dans un emploi infime, aux
Doks, rue de la Douane. Pas même de quoi vivre, et aucun espoir d'augmentation.
Zola, découragé, quitta les Doks au bout de deux mois.
Et, alors, tout
le reste de cette année 1860, toute l'année 1861, et pendant
les trois premiers mois de l'année 1862, le voilà lâché
sur le pavé de Paris, sans position, sans ressources, ne faisant
rien, n'ayant devant lui aucun avenir. Deux années entières
de bohème. Une vie de misère, d'emprunts sollicités
la rougeur au front, de dettes contractées sous la griffe du besoin.
Une vie de hasards, d'engagements au mont-de-piété, de meubles
abandonnés en payement. Enfin, une de ces périodes sommaires,
que ceux qui les ont traversées, ne se rappellent jamais sans un
frisson.
Cependant, il ne
faudrait pas pousser au noir. La jeunesse, la vie libre, l'ambition littéraire,
entraînent avec elles tout un monde d'illusions, d'insouciance, de
grandes joies pour de petites causes. Ce ne fut jamais la misère
haineuse, sans espoir. Quand Zola se reporte à ces deux années,
le gourmand, en lui, peut frémir au souvenir des repas faits avec
du pain et du fromage d'Italie ; mais il lui arrive aussi de soupirer,
à la pensée de cette misère, si pleine de larges espérances.
Pour avoir eu des commencements difficiles, il n'en regrette pas moins,
comme les autres, sa vingtième année. Il faisait des vers,
en ce temps-là, rien que des vers. Il écrivait plus que jamais
à ses deux camarades provençaux, de ces lettres comme on
n'en écrit plus par la suite, de ces effusions en dix-huit pages,
où il répandait ses rêves, sa vie, ses sensations,
ses agrandissements d'horizon philosophique et littéraire. La littérature,
eh ! il n'y voyait pas alors une profession. Quelques strophes, une page
de prose de lui imprimée dans je ne sais quelle feuille de chou
de province, l'empêchaient de dormir toute une nuit, passée
à se lire et à se relire. Voir son nom en haut d'une de ces
couvertures jaunes, ou roses, ou vert tendre, étalées aux
vitrines des librairies, cela lui paraissait un rêve aussi lointain,
aussi chimérique, aussi irréalisable, que d'obtenir la main
d'une princesse de maison royale l'élevant tout à coup jusqu'au
trône. Mais, si pas un cheveu de sa tête ne se doutait alors
qu'il vivrait on jour de cette littérature, il l'aimait déjà
instinctivement, pour elle-même, avec passion. Elle était
son unique compagnie, en ce temps-là, car il vivait seul, sans amis,
sans femmes, ne menant pas les pieds dans les cafés ni dans les
brasseries, n'ayant aucun rapport avec le monde littéraire. Les
journaux, ses moyens ne lui permettaient d'en lire que rarement, et encore
les lisait-il en garçon aussi peu initié que s'il vivait
au fond d'un village perdu des Basses-Alpes. Sa grande occupation d'alors,
son plaisir unique, était de passer des journées entières
le long des quais, faisant d'interminables stations devant les bouquinistes,
dévorant toute espèce de livres, à ces cabinets de
lecture gratuits et en plein vent. Il était mal habillé,
par exemple ! Un certain paletot surtout, un paletot verdâtre, luisant
aux épaules, montrant la corde, a longtemps fait son désespoir.
Je ne le connaissais
pas à cette époque. Mais que de fois, depuis dix ans, en
pleine lutte littéraire, et même plus tard, à l'heure
du succès, ne l'ai-je pas entendu revenir volontiers sur ces souvenirs
lointains. -- « Tenez ! mon cher, me disait-il encore dernièrement,
je n'avais pas le sou, je ne savais pas ce que je deviendrais, mais n'importe'.
c'était le bon temps!... Ah ! la jeunesse! les premières
admirations littéraires ! l'insouciance !... Quand j'avais bien
lu le long des quais, ou que je revenais de quelque promenade lointaine,
des bords de la Bièvre, ou de la plaine d'Ivry, je rentrais chez
moi, je mangeais mes trois sous de pommes, et je travaillais... Je faisais
des vers, j'écrivais mes premiers contes, j'étais heureux...
Du feu? il n'y fallait pas penser, le bois était trop cher ; les
grands jours seulement, quelques pipes de tabac, et surtout une bougie
de trois sous... Oh ! une bougie de trois sous, songez donc : toute une
nuit de littérature ! »
Aujourd'hui, il
ne travaille plus la nuit. Et il ne fait plus de vers. Et s'il a toujours
chez lui d'excellents cigares, c'est pour les autres : lui, a dû
s'abstenir de fumer.
Voici, maintenant,
les divers logements qu'il occupa à cette époque, et les
souvenirs évoqués par chacun d'eux. Nous l'avons laissé,
63, rue Monsieur-le-Prince, dans son premier logement de Paris, où
il demeura avec sa mère, de février 1858, date de son arrivée
de Provence, à janvier l859, moment où il suivait les cours
du lycée Saint-Louis, en rhétorique, comme externe surveillé.
Puis, de janvier 1859 à avril 1860, il avait habité, 241,
rue Saint-Jacques. Là, par conséquent, fin de la rhétorique
; aux vacances, dernier voyage à Aix ; double insuccès au
baccalauréat ; entrée dans la vie difficile ; deux mois employé
infime aux Docks.
De la rue Saint-Jacques,
Zola passa au 35 de la rue Saint-Victor. Il y habita six mois, d'avril
à octobre 1860, non pas au sixième, mais dans une construction
légère élevée au-dessus de cet étage,
par conséquent à un véritable septième. Devant
la chambre, se trouvait une grande terrasse, d'où l'on voyait tout
Paris. Cézanne était arrivé de Provence pour faire
de la peinture. Les deux amis jetaient sur la terrasse une large paillasse,
où ils passèrent bien des nuits d'été à
causer peinture et littérature, sous les étoiles. Quelquefois,
pour mieux voir ce Paris qu'il s'agissait de conquérir, grimpant
avec une échelle, ils allaient s'asseoir tous les deux sur le toit
du septième. C'est dans ce logement que furent écrits le
Carnet de danse, un des premiers contes à Ninon, et un grand
poème à la Musset : Paolo. L'année précédente,
à Aix, entre les deux épreuves infructueuses du baccalauréat,
le candidat malheureux s'était consolé en composant un premier
poème : Rodolpho. Plus jeune encore, il avait écrit
sur les bancs du lycée Saint-Louis: la Fée amoureuse,
le plus ancien des contes.
D'octobre 1800
à avril 186l, Zola demeura rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont,
seul pour la première fois : sa mère vivait alors dans une
pension bourgeoise. La chambre qu'il occupait était un belvédère,
une sorte de cage vitrée, posée sur le toit, et qu'on disait,
dans la maison, avoir été habitée par Bernardin de
Saint-Pierre. Il composa là un troisième grand poème:
l'Aérienne, titre qu'on aurait dit inspiré par ce
logement, où tous les vents du ciel couraient librement, d'une fenêtre
à l'autre. Non seulement pas de feu, mais pas même de cheminée
! Il est neuf heures du matin, en hiver ; au dehors, un froid terrible,
la neige, une bise glacée, le givre étoilant les vitres.
Un jeune homme grelottant dans son lit, tout ce qu'il possède d'habits
entassé sur les jambes, le nez et les doigts rougis, écrit
quelque chose au crayon. Que peut-il bien écrire ? Des lignes qui
ne vont pas jusqu'au bout ! des vers ! Et ce jeune homme est aujourd'hui
l'auteur de l'Assommoir ! L'hiver passa. Aux premiers beaux jours,
des promenades au soleil dans le Jardin des Plantes, qui était à
deux pas, lui causèrent des sensations délicieuses.
Le soleil, malheureusement,
ne met pas de l'argent dans le vieux porte-monnaie défraîchi.
Ici, la misère redouble. De son aérien et poétique
belvédère, je dis poétique pour faire plaisir à
l'ombre de l'auteur de Paul et Virginie, Zola échoue, 11,
rue Soufflot, dans une maison aujourd'hui démolie, dans un hôtel
garni, misérable et louche. Pour locataires, des étudiants
et des filles. Les chambres n'étaient séparées que
par des cloisons minces. On se doute de ce que notre jeune poète
entendait au travers : bouteilles débouchées, rixes, baisers,
soupirs, et le reste ! Tout à coup, au milieu de la nuit, des cris
déchirants de femmes le réveillaient en sursaut. On eut dit
le vacarme de cinq ou six assassinats commis en même temps. Ce n'était
qu' « une descente : » les agents des moeurs faisaient une
rafle. Là, au milieu de cette atmosphère de désordre
et de vice, pendant un an, d'avril 1861 à avril 1862, pendant les
huit premiers mois surtout, Émile Zola vécut d'une vie affreuse.
Il y connut toutes les privations. Voici quels étaient ses menus
: du pain et du café ; ou, du pain et deux sous de fromage d'Italie
; ou, du pain et deux sous de pommes. Quelquefois, rien que du pain ! Quelquefois,
pas de pain du tout ! Ses vêtements, cela va sans dire, filaient
l'un après l'autre au mont-de-piété. Même il
lui arrivait, ayant fait porter au clou sa dernière nippe, d'être
obligé de passer des trois ou quatre jours chez lui, sans pouvoir
sortir, enveloppé des couvertures de son lit : ce qu'il appelait
pittoresquement « faire l'Arabe. » Une fois, ayant couru en
vain tout le quartier sans trouver à emprunter les quelques sous
du dîner, et, il faut tout dire, ayant à ce moment sur les
bras une femme, -- une liaison de quelques semaines, -- que fait le futur
propriétaire de Médan? Il retire son paletot, le jette à
la femme : « Porte ça au mont-de-piété ! »
Et il rentre chez lui en bras de chemise, par un froid de plusieurs degrés
au-dessous de zéro.
Malgré tant
de misère, Zola ne traversa jamais d'époque plus sereine,
plus heureuse intellectuellement. La vie a de ces compensations. Une magnifique
insouciance le rendait insensible aux souffrances matérielles. Il
nourrissait mal son corps, mais son esprit, développé par
la lecture et le raisonnement, assoupli déjà par la gymnastique
du travail quotidien, commençait à voir clair en lui. Fixé
désormais sur sa vocation littéraire, ne se sentant plus
le courage d'embrasser n'importe quelle autre carrière, il s'aperçut
un beau matin qu'en réunissant ses trois poèmes, il avait
un volume de début, un volume de vers. Rodolpho, c'était
l'enfer, l'enfer de l'amour ! l'Aérienne, le purgatoire !
Paolo, le ciel ! Dans sa pensée, cela formait donc un tout
complet, une sorte de cycle poétique auquel il donna un titre général
: « l'amoureuse comédie. » Plus qu'à trouver
un éditeur ! Le chercha-t-il réellement, cet éditeur
? Timide comme il l'était encore, vivant en dehors du monde littéraire,
il se contenta, je crois, de le rêver. D'ailleurs, il avait déjà
cette tendance des grands producteurs, à ne pas accorder beaucoup
d'importance à l'oeuvre faite, à reporter toutes ses préoccupations
et toute sa sollicitude sur l'oeuvre à faire. Maintenant, l'Amoureuse
comédie, terminée, était reléguée
au fond d'un tiroir, et il ne rêvait plus qu'à la Genèse,
une autre grande trilogie poétique, bien plus haute, bien plus
vaste, qui devait comprendre trois poèmes scientifiques et philosophiques.
Le premier de ces poèmes aurait raconté « la Naissance
du monde, » d'après les dernières données de
la science moderne. Le second présentait un tableau complet de «
l'Humanité, » une sorte de synthèse de l'histoire universelle,
depuis les commencements de l'homme jusqu'à l'épanouissement
de notre civilisation contemporaine. Enfin, le troisième et dernier,
celui qui devait être sublime, sorte de résultante logique
des deux autres, aurait chanté l'homme s'élevant de plus
en plus dans l'échelle des êtres, « l'Homme de l'avenir
» l'Homme devenant Dieu. Je n'étonnerai personne en révélant
ici que le jeune poète, aux plans si audacieux, n'écrivit
jamais de la Genèse que... les huit premiers vers ! D'ailleurs,
les voici tous les huit, tels que je les ai retrouvés sur une vieille
feuille de papier jaunie :
LA NAISSANCE DU MONDE
I
Principe créateur, seule Force première,
Qui d'un souffle vivant souleva la matière,
Toi qui vis, ignorant la naissance et la mort,
Du prophète inspiré donne-moi l'aile d'or.
Je chanterai ton oeuvre et, sur elle tracée,
Dans l'espace et les temps je lirai ta pensée.
Je monterai vers toi, par ton souffle emporté,
T'offrir ce chant mortel de l'immortalité.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . .
|
Toute une vie, un
travail de bénédictin, un souffle poétique extraordinaire
nourri par une universalité de connaissances, voilà ce qu'il
eût fallu pour une pareille tâche. Et encore une besogne aussi
héroïquement synthétique était-elle faisable
dans notre siècle de transition et d'analyse, où les grandes
inventions aux conséquences encore inconnues se multiplient, où
le progrès marche par bonds, où la vérité d'hier
soir n'est plus celle de ce malin ? Néanmoins, je trouve attendrissant
ce garçon de vingt et un ans, qui n'a pas de pain, et qui se plonge
dans les livres scientifiques, qui relit Lucrèce et Montaigne, et
qui, avant d'avoir vécu lui-même, projette de constater où
en est la vie de l'humanité. Plus tard, quand le jeune rêveur
sera devenu un homme pratique, il lui restera quelque chose de cette tendance
à « faire grand, » et, romancier, il écrira,
non pas des romans isolés, mais « l'Histoire naturelle
et sociale d'une famille sous le second Empire. »
C'est vers la fin
de cette cruelle année (1861) que, muni d'une recommandation de
M. Boudet, membre de l'Académie de médecine, Zola se présenta
chez l'éditeur Hachette. Malheureusement, il n'y avait pas de place
immédiatement vacante, et M. Hachette ne put le prendre comme employé
que quelques semaines plus tard. En attendant, pour apporter un adoucissement
à la situation du jeune homme, tout en ménageant son amour-propre,
M. Boudet lui glissa une pièce d'or dans la main, en le priant de
remettre à domicile ses cartes de jour de l'an. Un jour de l'an
bien triste ! Parmi ces cartes, plusieurs étaient destinées
aux parents de certains de ses condisciples. Mais, un mois après,
en 1862, le distributeur de cartes par occasion, entrait dans la maison
Hachette, au bureau dit « du matériel, » avec des appointements
de cent francs par mois. Pendant quelques semaines, ses fonctions se bornèrent
à « faire des paquets. » Puis, montant en grade, il
entra au bureau de la publicité. Le pain était désormais
assuré. Laborieux et consciencieux, comme il l'est par nature, il
en avait fini à jamais avec la bohème; il avait désormais
pied dans la vie ; il était sauvé.
Mais la vie régulière
et normale a elle-même ses mélancolies. Dans son bureau, près
de la fenêtre où se trouvait sa table, le nouvel employé,
-- déjà, à vingt-deux ans, porté à l'hypocondrie,
-- avait à refouler des tristesses toutes nouvelles. Ne plus être
libre ! Travailler forcément et chaque jour, aux mêmes heures
! Une voix secrète vous souffle tout bas : « Tu étais
bien plus gai et bien plus heureux, quand tu n'avais pas le sou ! »
Une autre tentation aussi contre laquelle il eut à lutter : «
Tous ces livres qui me passent par les mains, je n'ai pas le loisir de
les lire. » Un vrai supplice pour un jeune écrivain. Mais
il est déjà une volonté et une force. Non seulement
il fait un employé passable, mais, chaque soir, et le dimanche toute
la journée, il travaille pour lui.
A partir de ce
moment, plus de vers ! Soit qu'il ne se reconnaisse décidément
pas poète, ou qu'ayant un sens de la vie littéraire très
pratique, il croie la prose un outil plus moderne, il se donne à
la prose tout entier et pour toujours. Il avait déjà écrit
deux contes, la Fée amoureuse et le Carnet de danse. Il
se mit à en écrire un autre, puis un autre, puis un autre.
Pendant deux ans, de 1862 à 1864, il fit ainsi de courtes nouvelles,
qui, réunies, devaient former son premier volume. Outre que ses
fonctions d'employé lui prenaient la plus grande partie de son temps,
il travaillait fort lentement au début, ayant le travail très
difficile, ne faisant guère plus d'une page dans toute sa soirée.
Il est d'ailleurs à remarquer que ce premier volume, qui ne contient
qu'en germe la puissance et la largeur de conception à laquelle
le romancier devait s'élever dans la suite, est d'un style très
soigné, déjà merveilleusement équilibré.
Je dirai même que c'est le plus écrit de ses livres,
le « trop écrit » étant à mes yeux un
défaut.
Voici les divers
logements de Zola pendant ces deux ans.
Du terrible hôtel
garni de la rue Soufflot, il alla habiter, 7, impasse Saint-Dominique,
dans une maison aujourd'hui démolie. C'était un ancien couvent,
aux longs couloirs voûtés, ayant conservé quelque chose
de la paix d'autrefois. Il avait meublé là une chambre d'aspect
monacal. La fenêtre donnait sur de vastes jardins. C'est dans cette
chambre qu'il écrivit trois de ses contes : Le sang; Simplice;
les Voleurs et l'Ane. Ensuite, il habita rue de la Pépinière,
à Montrouge, logement romantique celui-là, dont les fenêtres
donnaient sur la vaste étendue du cimetière Montparnasse;
il y composa Soeur des pauvres, et le plus aigu, le plus vibrant
de ses premiers contes : Celle qui m'aime. Puis, au commencement
de l'hiver 1863-1864, il vint se loger rue des Feuillantines, nº 7,
encore dans une vieille maison, ou il trouva une grande chambre, dont la
vue s'étendait jusqu'aux jardins de l'École normale.
Ce n'était
plus la misère noire, mais ce n'était pas la fortune, ni
même l'aisance. Pendant une dizaine d'années encore, il eut
à se débattre dans une sorte de gêne, luttant contre
la dette, obligé de parlementer avec des huissiers : souffrances
d'argent, souffrances réelles que connut bien Balzac, mais qui servent
d'aiguillon aux forts, et qui ne paralysent que les faibles.
Non seulement l'emploi
dans la maison Hachette tira Zola de la misère, l'affranchit des
dangers de l'oisiveté et des compromissions funestes de la bohème;
mais sa véritable éducation littéraire et parisienne
fut faite là. Il dut à ses fonctions mêmes de chef
de la publicité, toute une initiation. En rapports quotidiens avec
les écrivains et avec les journaux, avant d'être du bâtiment,
il acquit une connaissance précoce et bien utile de tout le personnel
du monde littéraire. Que de fois, maintenant encore, quand je lui
parle de quelque homme de lettres, souvent de notoriété fort
restreinte, rencontré par moi dans un milieu étrange, je
l'entends s'écrier : « Un tel ? je l'ai connu autrefois, chez
Hachette. » C'est là qu'il vit de près, de bonne heure,
ce que sont les journaux, et qu'il les englobât tous, hebdomadaires
ou quotidiens, boulevardiers ou doctrinaires, républicains ou monarchistes,
dans un même mépris. « Tous, des boutiques ! »
Pendant près
de quatre ans, MM. Taine, About, Amédée Achard, Prévost
Paradol, d'autres encore, en leur qualité d'auteurs de la maison,
eurent souvent des rapports avec le jeune employé. J'ignore si,
à quelque phrase ardente du jeune homme, un de ces écrivains
pressentît la renommée future d'Émile Zola. Non seulement
avec les auteurs célèbres, mais avec les nouveaux venus,
les débutants apportant un manuscrit, il se tint sur la réserve,
et ne contracta aucune nouvelle amitié. Peu liant, il en resta à
ses vieux amis du Midi : Paul Cézanne venait de prendre un atelier
à Paris ; Baille, élève à l'École polytechnique,
sortait deux fois par semaine. Les « trois inséparables »
réalisaient donc leur vieux rêve, caressé sous les
platanes de la cour carrée du collège, et dans les grandes
promenades, au milieu des collines pelées : à trois, sans
se quitter, en se soutenant mutuellement, conquérir Paris. Maintenant,
c'était dans Paris même et aux environs, qu'ils faisaient
de longues promenades, le dimanche. Et, il n'y avait pas à dire
: la grande conquête était commencée ! Paul, le plus
fortuné des trois, mais le plus frissonnant et le plus tourmenté,
les initiait à ses rêves de peintre. Baille, le plus maître
de lui, le plus froid, tourné vers la science pure, ambitionnait
une haute situation scientifique. Tenant à la fois de l'un et de
l'autre, leur servant de trait d'union, plus complet et plus dans la vie,
Zola était déjà un centre. C'est à cette époque
qu'il commença à recevoir le jeudi : réceptions sur
lesquelles je reviendrai, et dont le personnel s'est augmenté à
la longue, mais dont le caractère d'intimité est resté
le même. Marius Roux, le plus ancien ami, celui du pensionnat Isoard,
y fut assidu. Baille et Paul Cézanne amenèrent quelques rares
camarades, entre autres Antony Valabrègue, un poète débarqué
d'Aix également, le même qui m'introduisit dans la maison,
quelques années plus tard. Puis, beaucoup plus tard encore, j'introduisis
moi-même une partie des derniers venus. De sorte que, à eux
tous, les habitués de la maison forment comme une chaîne d'amitié
non interrompue. A ces premières réceptions du jeudi, il
n'y avait certes pas le même luxe de petits fauve ni de liqueurs
exotiques qu'aujourd'hui ; mais, on y trouvait la même tasse de thé
et la même poignée de main affectueuse, le même accueil
bonhomme, de celui que la légende représente comme un malade
d'orgueil passant sa vie à adorer son nombril et à se le
faire adorer par une bande de galopins.
Cependant, Émile
Zola prenait peu à peu, dans la maison Hachette, une situation supérieure
à celle d'un employé ordinaire. Un samedi soir, avant de
quitter la librairie, il s'était introduit dans le cabinet de M.
Hachette, et avait déposé sur le bureau un manuscrit de «
l'Amoureuse comédie. » Jugez dans quelles transes il
dut passer son dimanche ! Comment M. Hachette allait-il prendre la confidence
? Allait-il, le lundi, lui dire : « Vous êtes un enfant sublime
: je vous édite ! » Ou bien, notre débutant recevrait-il
une algarade décourageante ? Le lundi matin, Zola arrive à
la librairie, et essaye de lire son sort sur le front du vieil éditeur.
Rien ! ce front reste impénétrable ! Enfin, un peu avant
midi, au moment du départ des employés pour le déjeuner,
M. Hachette l'appelle dans son cabinet et, faveur inaccoutumée,
le prie de s'asseoir. Sans crier au chef-d'oeuvre -- il n'y avait pas lieu,
je crois -- l'éditeur parle avec bonté an poète, et
l'encourage. Ce fut à partir de ce jour qu'il montra plus de considération
pour le jeune homme, s'intéressa davantage à lui, et non
content d'avoir porté ses appointements à deux cents francs,
s'ingénia à lui procurer de temps à autre quelques
travaux supplémentaires.
Deux mois plus
tard, M. Hachette lui ayant demandé une nouvelle pour un journal
d'enfants que publiait sa librairie, Zola écrivit : Soeur des
pauvres. L'éditeur, après avoir lu ce conte, fit encore
venir l'auteur dans le fameux cabinet, où il lui dit ce mot singulier
: « Vous êtes un révolté ! » La nouvelle,
jugée trop révolutionnaire, ne fut pas imprimée. On
peut la lire dans les Contes à Ninon.
Tout en faisant
ainsi son chemin comme employé, Zola travaillait pour lui. Le soir,
son dîner achevé, vers huit heures et demie, il se mettait
à écrire. L'habitude d'un travail régulier, qu'il
a toujours eue depuis, remonte à 1862. Et, particularité
curieuse, l'habitude de ce travail du soir était alors si forte,
que le dimanche matin, lorsqu'il voulait profiter de sa liberté
pour donner un coup de collier, il fermait d'abord les persiennes et allumait
une bougie, ne pouvant travailler que dans cette nuit volontaire.
Au commencement
de l'année 1864, Zola se trouva avoir la valeur d'un volume de nouvelles
: premier résultat de son labeur quotidien. Ce volume, tout son
bagage de prose, il s'enhardit à le présenter à un
éditeur : pas à M. Hachette, cette fois, mais à M.
Hetzel. Le manuscrit se composait des contes dont j'ai donné plus
haut l'énumération, en les répartissant dans les divers
logements où ils furent composés. De ces contes, certains
étaient inédits, d'autres avaient été imprimés
dans diverses publications : la Fée amoureuse, à Aix,
en 1859, dans le journal « La Provence; » Simplice
et le Sang, dans la Revue du Mois, à Lille,, en
1863, Celle qui m'aime, s'était cassé le nez au Figaro
hebdomadaire. Comment M. Hetzel allait-il accueillir ce volume de début
?
Je n'insiste pas
sur les émotions du débutant, émotions par où
il faut avoir passé pour les comprendre. Enfin, un jour, Zola trouve,
en rentrant chez lui, deux lignes de M. Hetzel, un simple « Veuillez
passer demain chez moi, à telle heure. » Ici se place une
promenade pleine d'hypothèses fiévreuses dans le jardin du
Luxembourg, et suivie d'une longue nuit d'insomnie. Le lendemain, le débutant
s'échappe de la librairie Hachette et court chez M. Hetzel, qui
lui dit : « Votre volume est pris. Voici M. Lacroix, qui vous édite.
Il va vous signer un traité. » L'affaire fut conclue séance
tenante. Un traité, songez donc ! Est-on heureux, quand on signe
ce premier traité ! Tient-on fièrement la plume, qui vous
tremble un peu dans les doigts ! Quelques minutes après, Zola, essoufflé
d'avoir couru, annonçait la grande nouvelle à sa mère.
Cela se passait en juillet 1864. Le 24 octobre, parurent les Contes
à Ninon, premier volume, que je n'ai pas à juger ici.
Je ne donne que des faits.
Les Contes à
Ninon publiés, Émile Zola continua pendant dix-huit mois
sa double existence, employé le jour chez l'éditeur Hachette,
consacrant ses soirées et son dimanche è des travaux littéraires,
En 1865, il donna quelques articles au Petit Journal, deux ou trois
courtes nouvelles à la Vie Parisienne, entre autres la Vierge
au Cirage ; et dans le Salut public, de Lyon, il commença
à faire paraître de grandes études littéraires
et artistiques, qui furent réunies plus tard en volume sous le titre
: Mes Haines. Enfin, toujours en 1865, il termina la Confession
de Claude, dont le premier tiers avait été composé
en 1862, dans l'intervalle de deux contes. La Confession de Claude parut
en octobre 1865, juste un an après les Contes à Ninon,
toujours chez Lacroix. Ce second volume rapporta quelques droits d'auteur,
tandis que le premier avait été édité pour
rien.
C'est vers la fin
de cette même année 1865, que le jeune auteur prit une résolution
grave : lâcher son emploi, pour se consacrer tout entier à
la littérature et ne plus vivre désormais que de sa plume.
Il avait maintenant deux volumes publiés ; il commençait
à placer ça et là de la copie, son nom ayant une petite
notoriété naissante. D'un autre côté, un envoyé
du parquet était venu chez Hachette demander des renseignements
sur l'auteur de la Confession de Claude, dont certains détails
réalistes avaient ému la pudeur du Procureur impérial.
Zola, en novembre, crut devoir donner sa démission pour le 31 janvier
de la nouvelle année, se réservant ainsi deux grands mois,
pendant lesquels il chercherait une place dans le journalisme.
Donc, en six ans,
de 1859 à 1865, celui qui avait eu des débuts si difficiles,
celui qui, sa famille ruinée, son baccalauréat raté,
s'était trouvé un moment sur le pavé de Paris, sans
pain et sans espoir, celui-là, par sa volonté, par son intelligence
et son travail méthodique, était parvenu à sortir
de la misère noire. Et, maintenant, il n'avait plus qu'à
se battre, car il entrait en plein champ de bataille.
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